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et s’inclinent en vols d’oiseaux, donnent à tous ces havres perdus un air de colombiers lacustres.

Peu s’en faut qu’à la longue l’ensemble harmonieux du paysage n’ait à souffrir de l’exquise singularité du détail. C’est une succession ininterrompue de petits tableaux dont chacun se suffit à lui-même. On en vient à regretter que la nature ait eu trop d’esprit ou que sa puissante imagination se soit si patiemment pliée aux menues fantaisies de notre art. Quels dieux invoquer dans cet archipel qu’on dirait pétri, modelé, paré de la main des hommes ? Car je ne doute point que les pêcheurs aient eux-mêmes creusé leurs ports, et les jardiniers dessiné le plan de leurs îles. Personne ne me fera croire qu’on ne ratisse pas tous les matins les sentiers que j’aperçois le long du rivage, ni que ces rochers ne soient des rocailles, ni que les arbres qui tordent leurs rameaux fantasques et détachent sur le ciel la bizarrerie de leur silhouette ne jouent un rôle fixé par les décorateurs. Ce pays gardait, même sous les vents froids et les feuilles mortes, sa correction irrégulière et plaisante. Et cependant, bien que tout y sentît un peu trop l’artifice, il ne s’en dégageait point une impression de petitesse ou de mignardise. Il y fallait admirer la persistance du labeur humain. Ce n’est pas un peuple méprisable, celui qui utilise ainsi, pour l’entretien de sa vie et la joie de son âme, les montagnes, les rivages, les vallées et les îles.

La journée touchait au soir, et nous découvrions toujours les mêmes anses, les mêmes bois, les mêmes collines arrondies ou dentelées, des îlots, d’humbles villages, des flots mouchetés de voiles. Le crépuscule tamisait une cendre légère sur cet horizon vaguement élargi, et, la lune n’étant point de veille aux cieux, l’ombre nous déroba bientôt les formes délicates de cette terre si étrangement volcanique, qui émerge des plus profonds abîmes et paraît consacrée, de temps immémorial, aux dieux de la pêche et des jardins.

Le lendemain, nous étions à Kobé, et nos traîneurs nous conduisirent aux Cascades, une des promenades les plus goûtées de la ville. Ils nous déposèrent devant une maison de thé, où deux Japonaises, assez accortes et dont les façons dégagées témoignaient qu’elles avaient l’usage des Européens, s’empressèrent vers nous, le sourire aux lèvres, nous saluèrent d’un good morning, nous invitèrent à nous rafraîchir et ne montrèrent point de dépit que nous n’en fissions rien. Le ciel s’était rembruni ; nous suivions les