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qu’ils courent à l’anarchie, tantôt qu’ils s’acheminent vers la république, tantôt qu’ils reculent devant l’invasion européenne, pour ressaisir leur solitude d’autrefois.

— Ne lit-on jamais dans leur pensée ?

— Rarement.

— Mais encore ?

— Ce sont des cerveaux fertiles en chinoiseries, capricieux, illogiques ou d’une logique qui nous échappe, déliés, retors, puérils, curieux, complexes, simplices…

— De grâce, concluez !

— Ne vous a-t-on pas prévenu qu’ils étaient inexplicables ?

Comme je rentrais à mon hôtel, on m’annonça qu’un journaliste m’y attendait. Un adolescent, — de vingt-cinq à trente ans ! — aux pommettes roses et aux dents saillantes, s’avança vers moi, se cassa en deux, puis me tendit la main et serra la mienne en coup de sonnette. Il joignait ainsi à un vieux reste de politesse japonaise la brusquerie sympathique du Yankee. Derrière ses lunettes, on distinguait à peine, sous ses paupières bouffies, deux lignes obliques et sombres, ses yeux. Je le vis poser son chapeau sur le parquet, tirer de sa poche un calepin et un crayon, et, après m’avoir demandé la permission de m’interviewer, il m’énuméra les points où son journal serait heureux que je voulusse bien répondre. « Que pensez-vous de la nature du Japon ? Des villes japonaises ? Des Japonais ? De leur politique ? » Je le remerciai de l’honneur qu’il me faisait, et lui promis que, s’il revenait dans cinq ou six mois, je lui donnerais mon opinion, mais qu’aujourd’hui je n’en avais point, sinon que la nature était délicieuse, les villes pittoresques, et le peuple charmant. Il s’empressa de coucher par écrit ces paroles essentielles.

— Et la politique ? me demanda-t-il. Trouvez-vous que nous soyons bien européanisés ?

Je regardai la redingote noire qui étriquait sa mince poitrine.

— Certainement, lui répondis-je. Et vous ?

Il aspira entre ses dents une longue bouffée d’air sifflante.

— Je crois, dit-il, que nous avons encore beaucoup à faire.

Et comme, à mon tour, je le pressais de questions, il réfléchit, se mit à rire, et reprit, en ponctuant de ce sifflement étrange chacune de ses phrases :

— Notre peuple est arriéré, un peu bête, et ne s’intéresse pas