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alternés. À des fanfares un peu rudes et pour ainsi dire carrées, des cantiques succèdent, balancés avec une grâce, une mollesse orientale, et comme le diatonique, le « genre » lumineux par excellence, est le principe ou la loi de toute cette architecture sonore, elle s’accroît et monte indéfiniment dans la clarté. Il y a plus : la marche troyenne n’est point un banal défilé d’opéra. Sous une surface éclatante, elle cache des dessous profonds et sombres ; décorative avec magnificence, elle est dramatique avec mystère. La voix de Gassandre ne contredit pas seule à l’allégresse de la foule. Nous savons que cette allégresse sera bientôt changée en deuil et que tout un peuple acclame l’instrument de sa ruine ; mais la musique (et c’est là sa plus étrange beauté), la musique de la marche elle-même le sait et le dit obscurément. C’est d’un grand artiste (poète et musicien) d’avoir annoncé de loin, et fait attendre longtemps à nos yeux et à nos oreilles la fatale machine et les chants qui l’accompagnent. Quand elle paraît et qu’ils éclatent, lorsque descend le soir et que, sur le rivage, aux rayons de la lune, l’ombre du monstre grandit, alors nous éprouvons à la fois la douceur de la nuit et l’angoisse dont cette douceur est pleine, et nous admirons que sur le même tableau, sans en détruire l’unité, Berlioz, ait su mêler des couleurs de fête et des couleurs de mort.

Ainsi, dans cette œuvre, qui n’est que partielle, on rencontre des parties de chef-d’œuvre. Elle montre sous un jour moins égal que ne font les Troyens à Carthage, mais elle montre pourtant le côté, je dirais presque la moitié classique du génie de Berlioz. L’Opéra se devait à lui-même, et depuis trop longtemps, de jouer la Prise de Troie. Qu’il y ajoute maintenant, dans leur intégrité, les Troyens à Carthage, et que les mânes du grand artiste achèvent enfin de s’apaiser.

La représentation de la Prise de Troie m’a paru supérieure à l’interprétation. Le cheval n’a pas été ridicule. Quant à l’orchestre, je commence à craindre que, dans cette funeste salle, il ne puisse jamais paraître excellent. Seule, la clarinette de M. Turban a joué la scène d’Andromaque comme il faudrait la chanter, si elle n’était muette. Mais, hélas ! la voix de Mlle  Delna s’est engorgée et alourdie ; son style, sa diction et son action même ont perdu plus oncore que sa voix. Il est triste de voir trahir, et si tôt! une si grande espérance.


Tristan et Iseult, le chef-d’œuvre terrible, vient de passer parmi nous. On rapporte qu’après la première représentation à Munich, en 1865, un spectateur s’exprima ainsi : « En dépit de tout, le sceau d’une extraordinaire puissance géniale est imprimé sur cette œuvre cris-