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c’est aussi, et surtout, la qualité de l’expression qu’on en donne. « La grande puissance géniale, dirait-on presque, consiste à n’être pas original du tout, à être une parfaite réceptivité ; à laisser les autres faire tout et à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée. » Ainsi s’exprime encore Emerson, et c’est presque le début de son Essai sur Shakspeare. Il a raison. Mais qu’est-ce qu’il appelle ici « l’esprit de l’heure ? » C’est ce que la critique appelle d’un autre nom, moins mystique, sinon plus clair, le génie de la race, du milieu, du moment ; et c’est tout ce qu’une tradition nationale a pour ainsi dire préparé de matériaux à Shakspeare. Assurément, — et il faut bien le dire, puisqu’on semble quelquefois l’oublier, — ce qu’il y a de plus shakspearien dans Shakspeare, c’est lui ! Mais il y a pourtant aussi quelque chose d’anglais, et ce quelque chose d’anglais n’est pas ce qui distingue le moins profondément ses Amans de Vérone de ceux de Bandello ou de Luigi da Porta. Dante ne serait pas Dante, s’il n’était Italien ; Cervantes ne serait pas Cervantes, s’il n’était Espagnol. Et de quoi ce « génie national » est-il fait ? On ne saurait le dire avec une entière précision, et nous devons toujours bien prendre garde, en le définissant, de réserver le droit et le pouvoir qu’un Dante ou un Shakspeare auront toujours de le modifier, en y ajoutant leur génie propre. Même ils ne sont encore Dante et Shakspeare qu’à cette condition. Mais qui niera cependant que ce génie national ne dépende, et peut-être pour la plus grande part, d’une langue dont le développement, déterminé par « les airs, les eaux et les lieux, » ait ainsi reflété dans son cours les images de la terre natale ; d’une langue parlée par les ancêtres, et ainsi chargée par eux d’un sens traditionnel dont l’intelligence échappe à ceux qui ne l’ont pas balbutiée dès l’enfance et comprise avant de la balbutier ; d’une langue enfin illustrée par ses maîtres, et ainsi proposée par eux à l’émulation de tous ceux qui s’essaient à l’écrire après eux ? Que resterait-il de Shakspeare et de Dante, s’ils avaient écrit en latin ? et l’on sait que, comme Pétrarque, Dante en fut un moment tenté. L’existence des génies nationaux est indispensable à l’existence, nous ne disons pas des littératures nationales, cela serait trop évident, mais de « la littérature. » Il n’y a de littérature que des idées générales, et, à cet égard, il faut donc souhaiter que d’une extrémité de l’Europe à l’autre les mêmes idées générales s’établissent, puisque aussi bien elles sont censées être l’expression