Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/684

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

révélé, à l’Italie elle-même, l’auteur de l’Innocent et du Triomphe de la mort, et au monde entier les noms de Tolstoï et de Dostoïevsky ? La publication du Roman russe est une des dates littéraires de cette fin de siècle. A plus forte raison, et au lieu de la « littérature » en particulier, si l’on considère la « culture » en général, cette pénétration des nationalités les unes par les autres apparaîtra-t-elle active, continue, et irrésistible. On ne parle pas ici de l’internationalisme scientifique ou industriel, ni du cosmopolitisme de l’argent ou des intérêts ouvriers. Mais la philosophie d’Auguste Comte n’a pas fait moins de prosélytes en Angleterre, en Allemagne, en Russie, ou plus loin encore du lieu de son origine, aux Etats-Unis ou au Brésil, qu’en France même. La musique de Wagner n’est pas moins « mondiale ; » et, depuis quelques années, c’est une question de savoir si par hasard on ne l’exécuterait pas mieux ou aussi bien à Boston qu’à Bayreuth. Voyez encore se répandre, et gagner tous les jours de nouveaux adeptes, cette esthétique de John Ruskin, que l’on eût crue, qu’il y a vingt ans on croyait encore si britannique ? La « littérature » échappera-t-elle seule à l’influence de ces grands courans d’idées ? et plutôt le romantisme, le réalisme, le naturalisme, n’ont-ils pas été des mouvemens européens, à l’écart desquels on ne voit pas qu’aucune littérature ni qu’aucun écrivain eût pu se tenir et se soit effectivement tenu ? Chateaubriand, Byron, Pouchkine, ne sont-ils pas des contemporains ? et pareillement, à trente ou quarante ans de distance, l’auteur d’Adam Bede, celui de Madame Bovary, et celui d’Anna Karénine ? Veut-on préciser davantage ? Toute l’Europe littéraire n’a-t-elle pas été un moment byronienne, et pareillement, ne wagnérise-t-elle pas, ne tolstoïse-t-elle pas aujourd’hui tout entière ? A moins donc que les frontières ne se hérissent de douanes littéraires, comme elles le sont en ce moment de baïonnettes et de canons, ce qui est commencé s’achèvera, et le cosmopolitisme intellectuel passera son niveau sur les différences « nationales. » La fonction sociale de la « littérature » changera de nature, et au lieu d’entretenir les traditions qui divisent, parce qu’elles ne sont nées que de la nécessité de « s’opposer pour se poser, » elle n’empruntera de chacune d’elles, et n’en retiendra pour le confondre dans une vivante universalité que le meilleur, le plus original, et le plus pur.

Nous répondons que ce serait la fin de toute littérature ; et, en effet, en littérature, si c’est la nature des idées qui importe,