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prononce un discours politique à dessein de faire de la « littérature. » La préoccupation d’art est là tout à fait secondaire, accessoire même, et le grand reproche qu’avec et après Nisard on fait chez nous à Massillon, c’est précisément que cette préoccupation, trop visible dans ses Sermons, les gâte. Fléchier, chez lequel elle est tout à fait apparente, n’est absolument qu’un rhéteur. C’est qu’aussi bien, le souci de plaire, qui est inséparable du dessein littéraire, serait déplacé dans la chaire chrétienne, inconvenant et profane. Il ne l’est guère moins à la tribune ou au barreau, quoique d’une autre manière et pour d’autres motifs. Ni les prétoires ni les Chambres ne sont des Académies, et le langage y dépend des nécessités de l’action. C’est encore un motif qui explique, non pas précisément la décadence, mais la « dénaturation » de l’ancienne éloquence. D’un art qu’elle était au commencement du siècle, elle est devenue une arme, et la vraie beauté d’une arme n’est pas dans sa richesse ou dans son élégance, mais dans la qualité de sa trempe ou la longueur de sa portée. Et dira-t-on, par hasard, qu’il en était ainsi chez les anciens, où, l’éloquence étant bien plus que chez nous maîtresse des affaires, cela n’a point cependant empêché les Démosthène et les Cicéron d’égaler en réputation littéraire les Thucydide et les Lucrèce ? Mais nous nous contenterons de répondre comme pour nos grands prédicateurs : « Combien y a-t-il eu de Cicérons ou de Démosthènes ? » Et les anciens n’avaient, d’autre part, ni l’imprimerie, ni la presse, ni le livre, ni le journal.

De même qu’en effet, tout ce que le théâtre a perdu de notre temps, ce n’est pas assez de dire que le roman l’a gagné, mais il faut dire que le théâtre l’a perdu précisément parce que le roman le gagnait, ainsi l’éloquence a perdu de son pouvoir, de son crédit, de son action tout ce que gagnait le journal. Or, et encore une fois, à moins d’une rencontre quasi miraculeuse, il y a rarement place, dans le développement d’une grande littérature, pour tous les genres ensemble. L’éloquence ne crée plus aujourd’hui, comme jadis, de « mouvemens d’opinion, » et le journalisme l’a réduite à ne pouvoir plus que décider des résolutions. Un orateur peut encore exciter ou remuer des passions ; il ne peut pas les « entretenir, » et ce rôle est celui de la presse. Dans ces conditions, et tout en conservant des occasions de s’exercer, l’éloquence a perdu un peu de cette universelle faveur, sans la complicité de laquelle aucun genre littéraire ne donne tout ce que comporterait sa vraie