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Mrs Gaskell, de George Eliot en Angleterre ; et le roman enfin de Gogol, de Tourguenef, de Dostoïevsky, de Tolstoï en Russie, ne s’est pas contenté de pouvoir être de l’histoire ; il en a été, à son heure, il s’est proposé d’en être : et, dès à présent, on peut bien affirmer que nulle part l’historien de l’avenir ne trouvera, sur la structure intime de la société contemporaine, de plus nombreux et de plus curieux documens. On remarquera que nous ne disons pas de plus authentiques ni de plus fidèles ! Il faudra distinguer. Tant d’écrivains, si différens de race, d’éducation, de talent, n’ont pas vu ni pu voir la réalité du même œil, l’ont déformée sans doute, celui-ci dans un sens, celui-là dans un autre, et aucun d’eux n’en a égalé l’infinie complexité. Il y aura toujours dans la réalité plus de choses que n’en saurait saisir ou fixer l’art d’un seul homme. C’est ainsi que tout ce qui s’appelle du nom d’élégance ou de distinction a généralement échappé au naturalisme, et les « duchesses » de Balzac ne manquent de rien tant que d’aristocratie. Chose plus étrange ! il est souvent arrivé que le « naturel » fît absolument défaut dans le « naturalisme, » et par conséquent l’aisance, la facilité, la grâce. Avec cela, si le naturalisme anglais, français ou russe ne laisse pas d’avoir quelques traits de communs, — et ce sont les plus essentiels, sinon toujours les plus apparens, — il ne laisse pas aussi d’en avoir d’assez différens. Le naturalisme français a traité d’un peu haut ses modèles, avec dureté souvent, et des préoccupations d’art l’ont détourné plus d’une fois de l’exacte imitation de la réalité. Il a « corrigé » ce qu’il copiait, et généralement ç’a été pour l’enlaidir. Le naturalisme anglais, débordant d’intentions morales et humanitaires, chez Dickens, chez George Eliot, et même chez Thackeray, a souvent confondu l’art avec la morale, et n’a point toujours suffisamment compensé cette disposition prédicante par sa tendance native à la caricature. Et le naturalisme russe, ironique chez Gogol, morbide et révolutionnaire chez Dostoïevsky, est devenu mystique et humanitaire chez Tolstoï. Il s’est aussi trop facilement complu aux moyens du mélodrame et du roman-feuilleton. Et, nécessairement, la réalité s’en est trouvée, comme nous le disions, déformée d’autant. Mais il n’en demeure pas moins vrai que, toutes les formes de la littérature, ou peut-être de l’art, — et de même qu’aucune n’avait été plus caractéristique de la première moitié de notre siècle que la poésie lyrique, — ainsi le roman naturaliste aura, dans la seconde, été la plus significative.