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qu’ils procurent, mais comme des « documens, » dont le grand intérêt est de nous apprendre en combien de manières un homme peut différer des autres, et particulièrement de celui qui lui ressemble le plus. L’objet de la critique devient alors de caractériser des « individualités, » ou encore, et selon le mot du critique lui-même, d’ébaucher « l’histoire naturelle des esprits. » C’est également ce que s’est proposé Thomas Carlyle dans ses Essais, et surtout dans ses leçons célèbres sur Le Culte des Héros. Au fond, — car, dans la forme, rien ne diffère plus de la manière apocalyptique de Carlyle que la manière savante, souvent perfide et toujours contournée de Sainte-Beuve, — la différence ne consiste qu’en ce que Carlyle généralise davantage et ne s’attache, pour les étudier, qu’aux « individualités » qu’il considère ou qu’il pose, un peu arbitrairement, comme typiques. Restons dans l’histoire naturelle, puisque aussi bien nous sommes destinés à ne plus en sortir : c’est en eux-mêmes et comme tels que Sainte-Beuve étudie les individus ; Carlyle y voit, lui, des représentans de leur espèce ou de leur genre ; et ce qui l’intéresse dans le lion ou dans le chat, c’est proprement le félin. Emerson fait un pas de plus, dans ses Representative Men, qu’on a traduits ou retraduits en notre langue sous le titre de Les Surhumains, et cet équivalent est assez heureusement trouvé. Les grands hommes dont il fait ses héros sont en effet de ceux qui passent la mesure commune, mais qui ne la passent d’ailleurs qu’en la réalisant plus pleinement. Ils sont en acte ce que les autres hommes ne sont la plupart qu’en puissance, et n’est-ce pas comme si l’on disait qu’au-dessus du genre ou de l’espèce, les héros d’Emerson sont les représentans de la famille ou du type ? C’est ainsi qu’entre 1830 et 1850, une critique romantique encore, impressionniste et subjective à beaucoup d’égards, s’objective ; et, à ce degré de son développement, rencontrant les idées hégéliennes, celles qu’Hegel lui-même avait exprimées dans son Esthétique, ou après lui quelques-uns de ses disciples, — dont le plus « littéraire » est Karl Rosenkranz, — une transformation nouvelle résulte de cette rencontre même.

Trois hommes entre tous y ont aidé, qui sont trois Français : Ernest Renan, Hippolyte Taine et Edmond Scherer. On doit à celui-ci, le moins « écrivain » des trois, une des plus belles études qu’on ait jamais faites, en aucune langue, sur Hegel et l’Hégélianisme. Les deux autres sont deux grands artistes, qui nous