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admirent de Shakspeare, c’est le « concitoyen » de Pitt et de Fox, de Sheridan et de Burke, de Canning et de Castlereagh. Les Essais de Macaulay sont le chef-d’œuvre de ce genre de critique ; et qu’il y soit parlé de Dante ou de Machiavel, de Frédéric II ou de Mirabeau, de Dryden ou de Samuel Johnson, ce que Macaulay se demande avant tout c’est le parti que de ce qu’il va dire pourront tirer les wighs ou les tories. Si ce défaut ou ce parti pris ne se compensait pas, et heureusement, chez lui, par de rares qualités, dont les plus éminentes sont le goût qu’il a de la précision ou de l’exactitude, l’ampleur de son imagination oratoire, et, en bon Anglais, sa constante préoccupation des questions morales, il ne serait qu’un simple Villemain. C’est pourquoi les romantiques, tant en Angleterre qu’en France ou en Allemagne, s’éloignent de ce genre de critique, et, plus désintéressés, ils fondent une critique dont le caractère est de n’en pas avoir, la critique subjective ou impressionniste : on veut dire une critique qui n’est, selon le mot du poète, que le « papier-journal » ou le mémorandum de leurs impressions de lecture. La première manière de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve des Premiers Lundis, des Portraits littéraires, des Portraits contemporains en est un excellent modèle, et les Essais de Charles Lamb en sont l’exagération. « Jamais homme, a-t-on dit de celui-ci, ne fut plus complètement dénué du sens critique ; il a des sympathies et des antipathies ; les livres sont ses amis ou ses ennemis. » Et, en effet, ce n’est pas là ce que nous appelons aujourd’hui de la critique, mais c’en a été et on ne saurait mieux définir la critique romantique. Les romantiques, en critique, ont eu des sympathies ou des antipathies ; les livres ou les hommes ont été leurs ennemis ou leurs amis ; et ils les ont traités les uns et les autres comme tels, du droit de leur humour, et, s’il faut être franc, sans aucune intention, ni le moindre souci de justice ou d’impartialité.

Une pareille façon d’entendre ou de dénaturer la critique ne pouvait avoir de durée que celle d’une bataille littéraire, et aussi la voit-on bientôt changer de caractère, je ne dis pas dans les écrits d’un Nisard ou d’un Saint-Marc Girardin, — ce sont là des noms français, nullement européens, — mais dans le Port-Royal de Sainte-Beuve lui-même. Qu’y a-t-il de nouveau dans le Port-Royal de Sainte-Beuve ? Ceci, que les œuvres de la littérature et le mouvement de la pensée n’y sont plus étudiés en eux-mêmes, ni surtout pour le plaisir personnel ou pour l’instruction générale