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qui remplissent diversement, mais également toute la notion de l’art de peindre. On voit d’ailleurs comment la théorie se rattachait au naturalisme. Quand on fait de l’imitation de la nature non seulement le principe et la condition, mais encore l’objet ou la loi de l’art, c’est la fidélité seule de l’imitation, et par conséquent c’est la qualité seule de l’exécution qui juge l’artiste et le met à son rang parmi ses émules. De deux portraits également ressemblans, le meilleur est évidemment le mieux peint, et le mieux peint, c’est celui dont le peintre a le mieux prouvé la pleine possession des moyens de son art. Cette possession des moyens de l’art devient à son tour le moyen le plus sûr d’atteindre la vérité de la ressemblance, et bien loin de se contredire, la théorie de l’art pour l’art et la doctrine naturaliste peuvent ou même doivent se prêter l’une à l’autre un mutuel appui. On a donc dit une sottise quand on a prétendu que ces trois mots « l’art pour l’art » étaient absolument vides de sens, et celui qui l’a dit eût peut-être mieux fait d’en prendre pour lui-même ce qu’ils contiennent d’utile enseignement. Il y a manière d’entendre la théorie de l’art pour l’art, et elle n’a pas d’ailleurs la même valeur en littérature qu’en peinture, si la littérature est quelque chose de plus qu’un art d’imitation. Mais on ne saurait pourtant la condamner sans appel ; et le grand service qu’elle rendit, même à la littérature, entre les années 1850 et 1870, est d’avoir rappelé les artistes au sentiment du pouvoir et de la vertu de la forme.

Le malheur était, d’un autre côté, qu’en faisant de l’art une espèce de « sacerdoce, » elle retournait au romantisme, et ainsi elle restituait à l’artiste ou au poète ce que le naturalisme avait voulu lui enlever, c’est-à-dire le droit de subordonner le monde à la conception qu’il s’était formée de la poésie ou de l’art. Même elle lui permettait de prendre à l’égard du public ou de la « foule » une attitude plus orgueilleuse ou plus intransigeante encore, et de se retrancher dans une solitude plus farouche. Car, tandis que les romantiques n’en revendiquaient le droit qu’au titre de leur sensibilité personnelle et de l’impossibilité où ils se disaient de sortir d’eux-mêmes, les théoriciens de l’art pour l’art se réclamaient, eux, de leur théorie même, et de ce qu’il y avait dans sa pratique ou dans son enseignement de plus impersonnel et de plus objectif. Ils se trouvaient, en outre, amenés de la sorte à faire de l’art une « cabale, » dont les savans secrets ne sauraient jamais appartenir qu’à de rares initiés, qu’ils eussent