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miroite sur l’eau, à travers les balustrades, les terrasses, les campaniles, comme on ne sait quoi d’englouti dont on se figure encore voir la forme. Vous êtes comme dans un bourg inventé par les poètes, comme dans un de ces pays de fantaisie qu’imaginent Boccace et Shakspeare, et ce nom même de Brantôme inscrit sur la station du tramway vous paraît aussi étrange que le serait une étiquette de chemin de fer sur un tombeau d’église déménagé de sa chapelle, et mis aux bagages comme un colis.


III

Ce qui vous frappe d’abord, à Brantôme, c’est le contraste entre le côté où fut l’abbaye, où s’en trouvent encore les restes, et celui où est la ville elle-même. Toute la distance du noble au vilain, du seigneur au bourgeois, y survit toujours. Dans la ville proprement dite, resserrée dans la petite île, c’est le gros bourg banal, mais en face, de l’autre côté du pont, vous pouvez vous croire sur la promenade d’une belle et vieille préfecture. Un large quai, bordé d’une longue balustrade ; la grande et blanche façade de l’ancienne abbaye ; des profils d’édifices, de longues et ombreuses rangées de platanes antiques : vous êtes là sur la rive qu’habitait l’abbé, et que domine le vieux clocher carré, trapu, chenu, haut dressé contre la colline à pic, avec sa galerie de petits cintres et de colonnettes, sous les pointes de pierre de ses quatre pans en mitres. Au-dessous, suivant l’alignement du quai, l’église nouvellement restaurée ; ensuite, un assez beau cloître gothique ; puis, l’abbaye, reconstruite au siècle dernier, où sont maintenant les services de la mairie ; enfin, dans une sorte de chœur rustique formé de roches et d’ouvertures de grottes, un bassin du XVIIIe siècle qui vous rappelle, comme en miniature, la Fontaine de Médicis ; c’est le même repos de sanctuaire frais, mais avec un mystère plus familier, et de profondes eaux d’émeraude, d’une limpidité fantastique. Au-delà, c’est la promenade de platanes, et plus loin encore, fermant la ville, un joli pavillon Renaissance, posé en tête d’un pont coudé. La toiture en est trouée, les colonnettes en sont brisées, les frises effacées, et tel qu’il est, cependant, dans les joncs et l’eau où il se reflète, avec son air de ruine, sa délicatesse délabrée, et ses murs crevés de lézardes, presque aussi chancelans eux-mêmes que leur reflet, il est encore délicieux.