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Vous voilà donc dans la ville, vous dépassez l’ancienne porte crénelée, la Porte des Réformés, et votre impression première, alors, s’accentue encore. C’est bien toujours le bourg fantomatique, mais le fantôme s’ébauche maintenant dans l’histoire. Ce quai, ces ponts, ces petites rues, ces petits jardins sur l’eau, ces grottes, ce reste d’abbaye, tout cela s’estompe, et s’embrume de tant de souvenirs, et si vieux, qu’il vous semble également les voir au fond d’on ne sait quelle féerie. Ce sont les moines légendaires, ces moines de Saint-Benoît qui, il y a plus de mille ans, habitaient ces cavernes, où sont encore les traces de leurs cellules souterraines… C’est le vieux clocher, déjà bâti par eux, quand Charlemagne vint leur apporter les ossemens du petit saint Sicaire, l’un des saints innocens massacrés par Hérode, et dont les reliques enfantines ne durent pas demander bien grande châsse… C’est la vieille porte crénelée, cette Porte des Réformés, à l’instant franchie par vous, et qui a si bien gardé sa figure de vieille poterne de guerre, quoiqu’un tramway à vapeur passe maintenant dessous en cornant… C’est enfin ce nom même de Brantôme qui donne à tout ce qu’on voit, même au linge qui sèche sur les murs, aux oies qui barbotent dans la rivière, aux tonneaux qui gonflent dans l’eau, on ne sait quoi d’archaïquement pittoresque, on ne sait quel reflet de conte lointain.

Et qui ne retrouve même pas au fond de sa mémoire, pour peu qu’il n’ait pas trop oublié ses classiques, le souvenir de certain procès étrange soutenu par d’Aguesseau, au nom de la Couronne, contre certaines reliques auxquelles s’attachaient des droits féodaux ? Cherchez, et vous vous rappellerez que c’étaient les reliques mêmes de saint Sicaire, celles que vous retrouvez encore là. Expulsés de leurs cellules par une de ces bandes de paysans dont fut infesté tout le moyen âge, les moines avaient au moins voulu sauver leur saint, et demandé asile pour lui au château de Bourdeilles. Saint Sicaire dans son château ! Le seigneur de Bourdeilles en était tombé à genoux de joie et de reconnaissance, avait rendu hommage de vassal à l’ombre du petit martyr, et cela s’était trouvé suffisant pour que, six siècles plus tard, en vertu des surprises de la jurisprudence, les reliques du saint innocent aient dû un jour se défendre, du fond de leur châsse, contre la concurrence légale du roi de France et la dialectique de d’Aguesseau… Et c’est tout ce passé vague qui semble s’exhaler des ruelles et des pierres, qui plane sur les maisons, qui flotte et