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nécessaire, et je devais lui donner sa place entre les deux réformateurs de la société hindoue, entre Rammohun Roy et Malabari. Il était réservé à notre contemporain et, — nous pouvons le dire avec quelque fierté, — à notre confrère de découvrir et de montrer que l’injustice dont souffrent les veuves n’est qu’un aspect, un détail, un corollaire d’un mal bien plus grave et plus étendu, le mariage enfantin. Unir des enfans, c’est attenter à la liberté de l’homme fait et de la femme adulte ; c’est retirer au mariage ce qui le consacre, l’épure et le fortifie, le libre choix, l’amour ; c’est condamner la race tout entière à une éternelle enfance en imposant ou en abandonnant la haute mission de procréer l’humanité de demain à des êtres débiles et imparfaits, dont la croissance intellectuelle et physique n’est point achevée. Voilà ce que M. Malabari exposait au vice-roi, dans sa résidence de Simla, certain matin de l’été de 1884, et lord Ripon, d’abord froid et réservé, se laissait peu à peu émouvoir. « Mais, dit-il en souriant, vous voulez m’entraîner dans un chemin où je rencontrerai des lions dévorans. » Malabari répondit doucement : « Mylord, je marcherai devant vous. Pendant qu’ils me mangeront, vous pourrez battre en retraite… ou passer outre. » Il tint parole.

Il parcourut l’Inde, fit des conférences, essuya une terrible opposition dans certains milieux réfractaires et rétrogrades, mais passionna, en faveur de la réforme, tous les cœurs généreux et les esprits intelligens. D’un autre côté, le gouvernement ouvrait une enquête, consultait ses agens. Fidèles à la vieille politique, routinière et prudente, que s’étaient transmise déjà cinq ou six générations d’Anglo-Indiens, les fonctionnaires répondirent presque unanimement qu’il fallait se garder de toucher à la législation domestique.

Malabari comprit que c’était à Londres qu’il gagnerait son procès. Il partit donc et passa dans la métropole l’été de 1890. De ce voyage et de ce séjour il a rapporté son volume, maintenant célèbre, the Indian Eye on English Life, l’un des plus personnels et l’un des plus suggestifs qui aient jamais été écrits.

En le lisant, nul ne se doute que ce rêveur, perdu dans la foule, ce promeneur aux sensations si délicates et au jugement si fin, qui a le loisir de tout voir et de tout méditer, emploie chaque heure, chaque minute de son temps à plaider la cause d’une race devant une autre race. C’est alors, pourtant, qu’il rédigeait son loquent Appel des Filles de l’Inde, qu’il réunissait dans une