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remarque qu’elle « empêche l’Inde de tomber comme elle l’empêche de monter. Elle fait obstacle au progrès ; elle fait aussi obstacle à la révolution. » Soit, mais l’expérience des Occidentaux en ces matières leur permet d’observer qu’un conservatisme sourd et aveugle est aussi un danger de révolution, et qu’une fois la digue rompue, le courant se précipite avec d’autant plus de furie qu’il a été plus longtemps contenu.

Quant au mépris de la richesse, c’est un sentiment que les philosophes approuvent fort, mais que les économistes ne s’auraient partager, parce qu’ils voient, après tout, dans la richesse le produit du travail et la création de l’intelligence. Ils se demandent si c’est tirer le meilleur parti des forces disponibles que d’isoler la raison et la vertu, en les comblant d’honneurs, dans une haute sphère où elles ne peuvent rien pour la direction de la société. Est-ce bien, d’ailleurs, à la raison et à la vertu que s’adressent les hommages des Hindous ? Dans l’homme de caste supérieure, ils révèrent uniquement le privilège de la naissance, qu’ils croient divin. Lorsqu’un brahmane cherche un mari pour sa fille, il ne considère ni la beauté, ni la jeunesse, ni la fortune du futur époux ; il s’inquiète peu de son intelligence ou de ses qualités aimables. Est-il de la même caste ? Est-il d’un clan égal ou supérieur ? Toute la question est là. Il existe dans le Bengale une classe curieuse de chemineaux : ils sont les héritiers d’un brevet de sainteté délivré à leurs ancêtres par un roi du XIe siècle, et ils vivent en exploitant cette sainteté héréditaire au point de vue matrimonial, comme un gentilhomme ruiné, chez nous, exploite ses parchemins. La polygamie permet à ces industriels d’étendre le cercle de leurs affaires et transforme la spéculation matrimoniale en une profession. En passant dans les villages, ils se marient, touchent leur prime et s’éloignent pour continuer leur tournée dans les bourgs prochains. On nomme cela le koulinisme.

Dans une société qui repose sur de tels principes, je ne vois ni place pour le mérite, ni avenir pour l’effort personnel, car l’organisation de la famille est encore plus anti-individualiste que celle de la caste. La famille hindoue s’étend, si je puis dire, en longueur et en largeur, bien au-delà des limites que nous assignons aux nôtres. Elle est composée de tous les supindas, c’est-à-dire de tous ceux qui reçoivent un morceau du pinda, ou gâteau des funérailles. En droit, sept générations peuvent réclamer