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Depuis sa mort, Ram Krichna est considéré comme une nouvelle incarnation de la divinité. On célèbre chaque année l’anniversaire de sa naissance et, dans le sanctuaire qui lui a été érigé, c’est un savant professeur de chimie qui préside aux cérémonies du culte. Vingt jeunes hommes qui ont reçu le bienfait d’une éducation supérieure ont fondé une sorte de couvent près du lieu où Ram Krichna a passé sa vie. Là, ils mènent une existence ascétique et, deux fois par jour, se réunissent pour adorer la photographie du dieu, placée sur un autel avec ses pantoufles, couvertes chaque matin de fleurs nouvelles.

L’adoration des pantoufles de Ram Krichna, voilà où aboutit un siècle d’influence chrétienne et de culture occidentale ! Après cela, on comprendra aisément que les sectes populaires qui, au XVe et au XVIe siècle, ont dû leur naissance à de généreuses idées d’égalité et de solidarité, soient arrivées peu à peu à s’enfermer dans un cercle de pratiques grossièrement païennes. Peu importe leur théologie : elles ont toutes pour trait commun l’adoration du gourou. Celui qui porte ce nom est une idole vivante, et cette forme de l’idolâtrie est la pire de toutes, car un morceau de bois ou de pierre peut être un symbole : un homme, fût-il un saint, n’est qu’un homme, et le gourou est souvent tout le contraire d’un saint. Sa divinité, pour comble, est héréditaire, sauf certains cas où intervient l’adoption. Il parcourt le pays, pour se montrer à ses fidèles et surtout pour recueillir l’impôt dont s’alimente son revenu. Des éléphans, des chameaux, des musiciens lui forment un cortège semblable à la procession-réclame d’une ménagerie en voyage. Qu’on ne croie pas que les orthodoxes méprisent ces exhibitions charlatanesques. Les brahmanes s’approchent du gourou avec respect et mangent pieusement les restes de sa nourriture.

Rien à attendre de ces sectes pour la régénération morale de l’Inde. Le chiffre total de leurs adhérens n’atteint pas aujourd’hui deux millions. Aussi bien, il faut le répéter encore, la question du nombre n’est rien. Je devais employer ici la méthode si longtemps appliquée aux civilisations antiques, l’étude exclusive d’une élite. L’histoire de la pensée religieuse dans l’Inde au XIXe siècle ne pourra être que l’histoire de la Brahma Samaj, de l’Arya Samaj et des autres sociétés analogues, c’est-à-dire l’histoire de quelques milliers d’intelligences. Elles ont tenté de réformer l’Hindouisme et l’Hindouisme les résorbe.