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menaçait de l’étouffer. Il démentit, par la voie des journaux, toute prétention à la divinité, comme, chez nous, on désavoue une candidature académique. Après quoi, il partit pour l’Angleterre, qui ne le divinisa pas, mais qui le « lionisa ». Il parut dans 70 assemblées religieuses ou populaires, harangua 40 000 personnes ; dans un meeting monstre, convoqué à Hanover Square, des représentans de onze sectes vinrent lui dire adieu et se nourrir de sa parole une dernière fois.

Hélas ! il y avait un snob dans le prophète. Keshab, en 1878, fut ébloui à l’idée de marier sa fille à un idolâtre, au fils du Maharajah de Kouch-Bchar. La Brahma Samaj jeta les hauts cris. Les statuts de l’association prescrivaient, pour ses-membres, un certain rituel qui avait reçu la sanction légale et qui excluait le mélange de toute cérémonie païenne. Keshab protesta que le mariage de sa fille serait célébré dans les conditions voulues. C’était une de ces unions providentielles où l’amour joue le rôle de missionnaire et qui donnent à Dieu des provinces. Un télégramme reçu deux jours avant la cérémonie lui apprit que le mariage devrait se faire d’après toutes les vieilles formes hindoues, et Keshab se soumit. Un grand nombre de ses disciples l’abandonnèrent ; il resta seul, avec ses amis personnels, dans son sanctuaire désert, sous la protection de la police. Alors le « maître » s’avisa que l’idolâtrie avait du bon. « Après tout, écrivait-il dans son organe, le Mirror of India, qu’est-ce que l’idolâtrie ? C’est l’idée de Dieu décomposée en une infinité de petits fragmens. Les dieux sont les morceaux de Dieu. Chacun d’eux n’est que la réalisation concrète d’un attribut divin, considéré à part. » C’est ainsi que Keshab, pour avoir voulu marier sa fille au fils d’un rajah, était ramené à l’hénothéisme des Vedas et fermait le cycle de cinq mille ans.

Cette lamentable histoire ne finit pas là. Keshab étant mort en 1883, un nouveau schisme parut prêt à se déclarer parmi les quelques héritiers de sa flottante doctrine. Protap Chandra avait été élu ministre, mais il ne lui était pas permis de s’asseoir dans la chaire de Keshab. Plusieurs fois il l’escalada et plusieurs fois on l’en fit descendre. Cela dura presque aussi longtemps que la querelle des chanoines et du chantre, immortalisée par le Lutrin et le dénouement ne fut pas moins comique ou, — si l’on veut, — moins triste. Protap Chandra reçut licence de s’asseoir dans la chaire, mais non sur le coussin du maître. Ainsi mourut cette