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allaient jeter les os dans le jardin des dévots, qui ne savaient comment se purifier de cette souillure. C’était la vague positiviste qui, après avoir passé sur nous, venait déferler aux bords du Gange.

Mais un nouvel esprit entra dans la Brahma Samaj, et par conséquent dans la jeunesse cultivée, en 1857, avec Keshab Chandra Sen. C’était un tout jeune homme, au tempérament sacerdotal, doué d’une éloquence fascinatrice, et qu’enveloppait une sorte d’atmosphère religieuse. Nommé ministre de la Brahma Samaj, il se brouillait, en 1866, avec Tagora et les autres directeurs du mouvement, entraînant à sa suite, dans son schisme, tous les élémens vivaces et ardens de la Société. Soudain élargie, la nouvelle Brahma Samaj envoya de tous côtés des missionnaires. Dans cette même année 1866, Keshab donna des conférences sur le Christ qu’il déclarait « supérieur au niveau de l’humanité » et en qui il saluait « le régénérateur de notre race. » Il faisait plus que l’adopter : il le revendiquait. « C’est en Asie, disait-il, qu’a paru le Christianisme et qu’il a grandi ; ce sont des Asiatiques qui l’ont fait. Jésus est un Asiatique. Oh ! quand je songe à cela, je le sens plus près de mon cœur ; mon amour pour lui devient cent fois plus grand. Oui, il est le représentant de ce qu’il y a de plus noble dans l’humanité, mais il y a en lui je ne sais quelle grandeur que l’Asie peut seule donner. Qu’on médite là-dessus et peut-être que cette pensée diminuera un peu le sentiment d’aversion et de dédain que les chrétiens d’Europe montrent aux Asiatiques. » On avait vu, dans ces mots, une adhésion à la divinité du Christ. Dans de nouvelles conférences, faites cinq mois plus tard, à l’hôtel de ville de Calcutta, il expliqua sa pensée et lui imprima un sens carlylien. « Tout grand homme, dit-il, est à la fois humain et divin. » Mais il allait connaître, par son expérience personnelle, combien peut être périlleuse la confusion des deux élémens. Pendant la tournée oratoire qu’il fit à Bombay et dans les provinces du Nord-Ouest, il provoqua des manifestations d’enthousiasme vraiment gênantes. A Monghyr, les gens se jetaient à ses genoux, touchaient ses vêtemens, l’appelaient « seigneur, maître, sauveur, frère cadet de Jésus. » — « Je sens que je deviens dieu, » eût-il pu dire, en répétant la parole fameuse, non plus avec cet ironique désenchantement qui en faisait le dernier mot du mépris de soi-même et des autres, mais dans le désarroi d’une imagination troublée et d’une conscience qui perd pied dans l’orgueil.

Pourtant il réagit contre cette légende qui l’enveloppait et