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et aussitôt se mettait en devoir de les peindre. Un jour, je lui apportai avec mes fleurs une souris vivante : il s’amusa à l’introduire, elle aussi, dans son tableau, la représentant occupée à mordre un épi, au pied du vase de fleurs. Puis vint le tour d’un papillon, puis d’une limace ; chaque semaine, j’apportais un nouvel objet de ce genre, et Juncker, toutes les fois, s’empressait de le peindre : si bien qu’il finit par constituer, avec tout cela, un tableau des plus curieux, où fleurs et animaux se trouvaient copiés avec une vérité et une finesse extraordinaires. Grande fut donc ma surprise lorsque l’excellent homme, ayant presque achevé son tableau, m’avoua qu’il avait cessé d’en être satisfait : le détail y était bon, mais l’ensemble manquait de composition. Il me dit qu’il avait eu tort de procéder comme il avait fait, au lieu de suivre, dès le début, un plan bien défini, tant pour l’harmonie des lumières que pour la disposition des fleurs et des accessoires. Il s’ingénia à me démontrer, point par point, les défauts d’une œuvre que pendant plusieurs mois j’avais vue progresser, et qui, jusque-là, m’avait paru charmante : et le fait est que, à mon extrême chagrin, je fus forcé de reconnaître qu’il avait raison. La souris même, dont la présence dans le tableau m’avait toujours amusé, il me contraignit à admettre qu’elle nuisait à l’effet général : car, me dit-il, ces petites bêtes-là ont pour maintes personnes quelque chose de répugnant, et un peintre doit éviter de les introduire dans une œuvre dont l’unique objet est de faire plaisir. Et je me trouvai, en fin de compte, tout à fait d’accord avec lui quand il m’annonça son projet de recommencer le tableau sur un autre panneau de la même dimension. Il y reproduirait le même bouquet, mais arrangé au point de vue d’une harmonie d’ensemble ; et les petits accessoires vivans y figureraient aussi, mais mieux choisis et mieux répartis. C’est ce qui fut fait. Dès le mois suivant, je vis les deux tableaux dûment achevés : le second était, sans aucun doute, le plus parfait et le plus plaisant. Mais mon père, après les avoir examinés tous deux plusieurs jours de suite dans son cabinet, et, tout en reconnaissant la supériorité artistique du second, se décida pour le premier, sans vouloir nous expliquer les motifs de son choix. Juncker, un peu piqué d’en être pour les frais de sa bonne intention, remporta chez lui son second tableau : et il ne put s’empêcher de me dire, le lendemain, que sans doute la bonne planche de chêne qui avait servi pour le premier tableau n’était pas sans avoir influé sur la détermination de mon père. »

Je n’ai pas résisté à la tentation de traduire en entier ce passage de Vérité et Poésie. Traduit, je crains qu’il ne paraisse un peu long, mais