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Assurément, M. Tilak n’est pas le premier venu. Né en 1856, il était, il y a vingt ans, étudiant à Bombay et passait souvent les nuits dans des discussions passionnées sur les misères présentes et la grandeur future de l’Inde. Il fit alors le serment de ne jamais accepter de fonctions aux gages des oppresseurs de son pays. Après avoir pris ses degrés en arts et en droit, il retournait à Pounah, où il lançait successivement avec ses amis un journal en anglais (le Mahratta), un journal en langue mahratte (le Keseri), une imprimerie, un atelier artistique et un collège d’enseignement secondaire. Puis, par suite de dissentimens survenus entre les associés, les entreprises durent être séparées et Tilak resta seul maître des deux journaux. Ce n’était pas assez pour cette dévorante activité. Mathématicien, légiste et philologue, il professait la géométrie, créait des cours pour les apprentis avocats, publiait un volume sur la chronologie des Vedas qui attirait l’attention de Max Millier. Il essayait d’y prouver, par le nom même des constellations, que les Grecs ne s’étaient pas encore détachés du tronc aryen, à l’époque où les livres sacrés avaient été composés, et il les faisait remonter jusqu’à l’an 4000 environ, avant notre ère. Il était chargé, en 1895, d’organiser la réception du Congrès à Pounah, mais se brouillait avec ses collaborateurs et se retirait sous sa tente. C’est un vrai Mahratte, fier, généreux, combatif, autoritaire ; rien ne lui manque de ce qui caractérisait ses pères au temps où ils combattaient avec nous, pas même ce fatal esprit de discorde qui, au moment décisif, paralysa leur résistance et les livra, d’une manière définitive, au joug de l’étranger.

Strictement orthodoxe, M. Tilak prend, en toutes circonstances, la défense de la vieille religion, peut-être parce qu’il y voit le levier de l’émancipation, le ciment de la future unité nationale. Mais sert-il bien cette unité lorsqu’il ressuscite des souvenirs propres à entretenir l’esprit particulariste, les rivalités de races et de religions ? C’est ainsi qu’il a fait son héros de Shivaji, un rajah qui, au XVIIe siècle, chassa les Musulmans et donna l’indépendance à ses compatriotes. A son instigation, la tombe du grand Mahratte a été restaurée et, chaque année, une fête solennelle réunit les dévots de ce culte patriotique. En 1897, la fête avait été reculée, à cause de la peste, jusqu’au 13 juin. Quelques jours après, le Keseri publiait un morceau intitulé Paroles de Shivaji. Le vieux guerrier sortait de sa tombe, jetait un regard autour de lui et s’écriait : « O mes amis, pourquoi me réveiller ?