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frais d’entretien de chaque soldat se montaient à 19 livres par an. Le gaspillage insensé, qui est le trait caractéristique de l’administration anglaise, a élevé ce chiffre, en vingt ans, à la somme absurde de 79 livres, sans doute dépassée aujourd’hui. C’est l’Inde qui paye les frais des petites guerres, souvent abominables d’injustice et de cruauté, que l’Angleterre a soin d’entretenir sur sa frontière du Nord-Ouest ; c’est l’Inde — détail encore plus inattendu — qui a fait face aux dépenses de la guerre d’Egypte en 1882. On avait créé un Famine Fund pour empêcher le retour de la disette. Lorsqu’en 1897, on a cherché cette ressource, on a trouvé une caisse vide. L’argent destiné à acheter du pain aux Indiens avait servi, par un virement deux fois meurtrier, à tuer des Afridis. Enfin, c’est encore l’Inde qui entoure de bien-être et de luxe la vieillesse de ses anciens administrateurs rentrés dans la métropole. Tout cela avec les 5 shillings du raïa, et quiconque a dîné dans une de ces belles maisons voisines de Hyde Park, où l’Anglo-Indien prend sa fastueuse retraite, a dévoré une fraction infinitésimale de cet étrange trésor, fait de misère accumulée.

« Nous saignons l’Inde ! » s’écriait un jour lord Salisbury. Il y a vingt ans de cela, et la saignée continue ; et lord Salisbury est toujours ministre ; et je n’ai pas entendu dire que, si les nuits de Sa Seigneurie sont mauvaises, ce soit l’Inde saignante et exténuée qui trouble son sommeil. Saigner le travailleur dont la force est notre capital puisqu’il produit à notre profit, est-ce une politique humaine, est-ce une politique intelligente ? Les Espagnols ont-ils fait pis à Cuba, ou les Turcs en Arménie ? Ce qui est certain, c’est que les Anglais, à bien des égards, ont fait regretter la domination musulmane. L’observation n’est pas de moi, elle est de lord William Bentinck, dont personne ne contestera la compétence ni la sincérité. Un écrivain hindou va plus loin : à ses yeux, le gouvernement anglais dans l’Inde est pire que tous les systèmes de conquête primitive, y compris celui qui consistait à égorger tous les mules de la nation subjuguée, à prendre les femmes pour concubines et les enfans pour esclaves. Le vainqueur s’installait dans la maison et dans le lit du vaincu ; peu à peu il subissait les influences du milieu et de la race ; il restituait à la circulation et à la richesse générale tout ce qu’il avait pris aux particuliers, comme le nuage de pluie rend à la terre l’eau absorbée par les rayons du soleil. Avec les Anglais dans l’Inde, rien de tel. Au lieu d’une heure de pillage, cent cinquante ans de spoliation méthodique, graduée,