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les questions. Faudra-t-il s’en tenir aux documens officiels, aux actes publics, à la statistique ? Mais les actes publics ne prennent de signification que lorsqu’on en connaît bien les antécédens et les résultats. La statistique, dans l’Inde, est née d’hier et personne n’ose encore s’y appuyer. Les chiffres ne commencent à devenir intéressans que si l’on peut les opposer les uns aux autres. Or, le recensement de 1881 est si incomplet que, lorsqu’on veut le rapprocher de celui de 1891, les élémens de comparaison s’évanouissent. Impossible d’apprécier en nombres exacts l’accroissement de la population, les variations de la fortune publique, le mouvement social et intellectuel ; dans certains cas, impossible de savoir même si ce mouvement est progressif ou rétrograde.

Ne serait-il pas plus simple de retenir une cabine à bord d’un bateau de la Compagnie Péninsulaire et Orientale et d’aller étudier l’Inde chez elle en la traversant de part en part de Bombay à Calcutta ? L’expérience personnelle et la vision locale ont des avantages qu’on ne peut contester et, dans un âge comme le nôtre, cette méthode est d’un emploi relativement facile. Est-elle applicable à l’Inde ? J’en doute. Pour une foule de raisons, dont quelques-unes vont être expliquées dans les pages qui suivent, l’Inde se dérobe au passant. Un touriste qui a visité les parties les plus intéressantes du pays, dans des conditions exceptionnellement favorables, c’est-à-dire avec les poches bourrées de lettres de crédit et de lettres d’introduction, rapportera de la terre des rajahs des albums pleins de croquis, des herbiers pleins d’échantillons et le souvenir des bons dîners européens faits chez les fonctionnaires anglais. Entre le sorbet et le café, on lui aura expliqué l’Inde et ce sera absolument la même chose que s’il était resté au coin de son feu et s’il s’était assimilé la littérature optimiste dont je parlais tout à l’heure.

Reste un dernier moyen d’information : interroger l’Inde elle-même, lui demander ce qu’elle pense de ses maîtres et de son avenir. C’est ce que j’ai essayé de faire. On m’avait prévenu que j’échouerais. Je parlais un jour de ce projet devant deux Anglais. Tous les deux sourirent. Le premier dit : « Interroger l’Inde ! Elle ne vous répondra pas. C’est une muette ! » — « C’est une morte, dit le second, ou plutôt elle n’a jamais existé. Où prenez-vous l’Inde dans ce pêle-mêle de races, de langues, de religions et d’intérêts opposés ? Entre un Mahratte et un Birman, un Sikh et un Bengalais, il n’y