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car tous ses administrés étaient aussi contrebandiers que lui.

Notez encore que, lorsque la guerre civile sévit dans les provinces du nord, tous les habitans riches de ces provinces se réfugient à Bayonne et dans les environs. En outre, comme toutes les villes espagnoles de la région sont pillées, saccagées ou menacées de l’être, comme leurs communications sont coupées et leurs approvisionnemens impossibles, Bayonne devient le grand emporium des cinq provinces. Nos voisins viennent y chercher tout ce qu’ils ne trouvent plus chez eux. Aussi le commerce y devient-il très actif et très florissant. Comment nos populations ne seraient-elles pas sympathiques aux insurgés qui leur procurent de tels profits et comment ne les aideraient-elles pas de tout leur pouvoir ? Le gouvernement français a beau exercer la surveillance la plus rigoureuse, multiplier le nombre des agens de police, des douaniers et des soldats pour prévenir la contrebande de guerre : il ne peut empêcher les gens du pays de faire passer des armes et des munitions aux carlistes, à la faveur de la nuit, des accidens du terrain, et de ruses ingénieuses.

Un exemple, entre autres, des stratagèmes familiers aux Basques. En 1873, M. Thiers envoya de Versailles plusieurs compagnies de gendarmerie mobile pour renforcer la surveillance de la frontière. Arrivées à Bayonne par le chemin de fer, ces troupes d’élite rejoignirent à pied les cantonnemens qui leur étaient assignés dans la montagne basque. Mais un bon gendarme ne voyage pas sans sa garde-robe. On dut employer une vingtaine de camions pour porter les malles des défenseurs de l’ordre. Or, à cette époque, les carlistes de Bayonne avaient reçu une centaine de caisses de fusils, qu’ils étaient fort embarrassés de faire passer à leurs amis d’Espagne. Il n’est pas facile, en effet, de dissimuler un pareil chargement. L’idée leur vint de faire convoyer ces armes par ceux-là mêmes qui étaient chargés de les empêcher de passer. Les camionneurs, gagnés, dissimulèrent les caisses de fusils sous les innombrables malles des gendarmes. Les gendarmes eux-mêmes, désireux de s’épargner les fatigues de la route, s’assirent sur leurs malles, et le convoi arriva ainsi sans encombre à la frontière. Dès lors, rien de plus facile que de décharger les caisses à l’insu de la maréchaussée et de leur faire franchir de nuit les quelques mètres qui séparaient le gîte choisi du territoire espagnol.