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curieuse ! cette vue profonde des rapports de la vérité avec la vie, cette idée si moderne d’un traitement moral approprié à la certitude qu’on veut faire lever du sein de l’âme, ne furent peut-être pas, en leur temps, accueillies avec les égards qu’elles méritent : une psychologie mieux informée, un libéralisme philosophique moins ombrageux en eussent pourtant compris toute la portée. Si la certitude dépend de la vie comme la fleur de la tige et des racines, comment l’esprit, qui la forme le plus souvent à l’appel de mille passions subtiles et délicates, ne trouverait-il pas dans la matière animée qui lui est offerte des difficultés dont il profite, des obscurités dont il tire parti, des apparences de raison contraire qu’il exploite ? Taine a décrit, ici même, en des traits d’une netteté frappante cet état d’esprit : il note ces habitudes de penser qui s’installent en nous comme des habitans fixes, « pour y devenir des puissances occultes, agissantes et liguées, qui font cercle autour de l’intelligence, qui investissent la volonté, qui, dans les régions souterraines de l’âme, étendent ou affermissent par degré leur occupation silencieuse, qui opèrent insensiblement en l’homme sans qu’il s’en doute. » Si nos certitudes en sont là, si elles sont originairement, pour la plupart, des forces longtemps cachées, prêtes à se lever en nous à l’improviste pour nous signifier leurs ordres, ne convient-il pas de surveiller le détail de leur formation, en vue même d’en établir la valeur finale, et de signaler impitoyablement le vice déguisé d’égoïsme, d’orgueil ou de lâcheté qui s’y insinue secrètement, toujours prêt à fausser le mécanisme délicat de la pensée et à troubler les sources naturelles où puise son inspiration ? Qui ne voit, au contraire, qu’à cette épuration ou à ce redressement la pensée ne peut que gagner, puisque ce que l’on poursuit par-là et ce que l’on rend en partie possible, c’est l’affranchissement de la réalité et, par suite, de la vérité à l’égard des conditions oppressives qui se multipliaient autour d’elles et jusques en elles ?

Que sera maintenant cette vérité libérée de ses entraves naturelles et assimilée de la sorte à une croissance morale ? Elle aura la souplesse, la mobilité, la variété de la vie. Et d’abord, ne craignez pas que les formules par lesquelles il faut nécessairement l’exprimer viennent l’immobiliser ou la restreindre. Si on les regarde comme des expressions des choses, on les trouve toujours et forcément insuffisantes. « Elles n’expriment pas tout ce que sont les choses, c’est trop clair, elles ne rendent même pas tout ce