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objets de bon style pour qu’ils vivent en nous. C’est même là précisément ce qui donne à l’art décoratif une physionomie bien différente de l’art imitatif. Il ne faut pas qu’il frappe, il faut qu’il s’insinue. Et, pour qu’il s’insinue, il faut vivre avec lui familièrement, comme on vit avec la tapisserie de sa chambre, non pas le mettre dans un musée où l’on va lui rendre une visite rare, solennelle et pressée.

Mais c’est le seul moyen de faire durer les œuvres, dira-t-on. — De les faire durer, oui, mais comment ? Mortes ou en vie ? Agissantes ou neutres ? Tout est là. La momie dure plus que l’homme. La pièce d’or, renfermée dans un coure ou dans une tombe, dure plus que la monnaie qui roule de main en main, usant son cordon et ses empreintes, mais activant les échanges, soulageant les misères. Il est de toute évidence que, moins une œuvre d’art sera exposée au soleil, à la poussière, au vent, et à la vue, plus elle durera. Mais elle durera sans remplir son but. Son but, c’est de vivre de notre vie et de périr, s’il le faut, de notre mort. À ce prix, elle enseigne, elle charme, elle console. Autrement, elle ne fait que durer. Quand j’entends les cris des pourvoyeurs de musées, il me semble entendre des gens qui chercheraient les grains de blé que le semeur a mis dans les champs et qui les rentreraient au plus tôt dans le grenier de peur qu’ils ne pourrissent. Et, en effet, ils ont empêché la pourriture, mais ils ont empêché la germination. Ils ont empêché la mort, mais ils ont empêché la vie !

Les projets éclos de toutes parts empêcheront la vie. Si jamais Avignon trouve les millions nécessaires pour expulser les soldats qui sont dans son château fort et y introduire les scribes, custodes et porte-clefs qu’on rêve d’y voir, tout le Palais des Papes deviendra muet et morne. Les milliers d’objets rassemblés ne parleront plus aux yeux des populations lointaines d’où ils auront été tirés. La visite de ce Musée de la chrétienté ne sera que la visite d’un « trésor. » Car les arts du culte ne forment point par eux-mêmes un ensemble qui se suffise. Ils ne sont que pour que d’autres choses soient. Ces objets n’existent que pour servir à d’autres desseins : pour être portés, agités, pour resplendir parmi des foules, pour vêtir, pour renfermer, pour apparaître sous le pinceau des soleils sincères ou des vitraux mensongers ou bien dans la voie lactée des cierges ou parmi les torsades de l’encens bleu, tandis que gronde sur les têtes l’orage des orgues, quelque