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Lorsque, au soir de la vie, les vainqueurs de l’âpre lutte industrielle et sociale se demandent par quoi ils embelliront leur victoire et en répandront quelques effets sur la foule, ce qui se dresse devant eux, c’est la vision d’un musée. Lorsqu’il y a quelques années, le vieux prince sans enfans, sans trône et sans épée, debout sur la terrasse de sa demeure, cherchait ce qui pouvait le mieux perpétuer sa mémoire, il trouvait que c’était de changer son château en musée. Et voici que partout les châteaux sont devenus des musées. Le Louvre est un musée. Versailles est un musée. Fontainebleau est un musée. Chantilly est un musée. Cette idée hante aussi les âmes collectives. Les municipalités qui ont trop d’argent, — et même celles qui n’en ont point assez, — rêvent de musées gigantesques accaparant tous les trésors d’art d’une province, — comme le Palais des Papes à Avignon, — et vers où se dirigeraient en pèlerinage les foules du siècle nouveau. Les villes montrent aux étrangers leurs musées avec autant d’orgueil que leurs hôpitaux ou que leurs hospices. Et, de même qu’en bâtissant des hospices, elles croient avoir résolu le problème de la justice sociale, de même, en bâtissant des musées, elles croient avoir sauvé la beauté dans le monde.

Voilà une tendance bien caractéristique de l’esprit contemporain. En voici une seconde :

Pendant qu’on bâtit des musées, on détruit des œuvres d’art. On jette bas des monumens, parfois des quartiers entiers dans les cités qui furent contemporaines des siècles de beauté. On dénoue leur ceinture, comme à Avignon. On éventre leurs remparts, comme à Antibes. On menace leurs ponts, comme à Lucerne. On disperse les nymphes de leurs fontaines, comme à Nuremberg. On complote de combler leurs canaux, et, en attendant, on enfume leurs ponts, comme à Venise. On brise leurs mosquées, comme en Égypte. On renverse leurs palais et l’on défonce leurs jardins, coin me à Home. On mutile leurs couvens, comme à Toulouse. On fauche leurs églises, comme à Montmartre ou à Creil. On empiète jusque sur leurs tombeaux, comme à Arles. Florence même, Florence qui consolait de tant d’attentats géométriques les artistes des deux hémisphères, Florence voit tout un plan de Riordinamento et de Sventramento s’étaler sur les tables de ses conseils !… Là, une voie, droite comme une épée, traverse le cœur même de la ville, trouant les palais de guingois, coupant les vieilles artères vitales du moyen