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pas non plus beaucoup à la Chambre de cette époque. C’était l’État sur-patron, si on nous permet le mot, l’État providence, l’État deus ex machina ! Mais M. Clemenceau était dans la plénitude de sa puissance, sa parole était tranchante et impérieuse ; elle ne convainquait pas, mais elle dominait. MM. Loubet et Reille, vaincus du même coup, ont balbutié un oui qu’ils regrettaient déjà l’un et l’autre en le prononçant. Ils avaient au moins la supériorité sur les hommes d’aujourd’hui de se rendre parfaitement compte qu’ils faisaient une sottise, mais, ne pouvant pas l’éviter, ils s’y résignaient. On se rappelle la suite de l’incident ; elle a été instructive. M. Loubet a rendu une sentence à peu près aussi bonne que celle de M. Waldeck-Rousseau, inspirée, en ce qui concernait les questions de fait, du même esprit de conciliation et de transaction. Le lendemain, M. Clemenceau, M. Millerand, M. Pelletan, — tous les trois avaient été auprès de l’arbitre délégués des ouvriers, — conseillaient à ceux-ci de passer outre à la sentence et de continuer la grève. La grève continuait effectivement quelques jours de plus, et elle finissait, grâce à la lassitude générale, par une cote mal taillée. On a pu voir alors un des inconvéniens de l’arbitrage en général, bien que nous n’en contestions pas les avantages, et de l’arbitrage du président du Conseil en particulier : c’est qu’on n’a, pour le moment du moins, aucun moyen d’en imposer les conclusions aux ouvriers. C’est en cela que la loi de 1884 est incomplète et manque de sanction. Pour revenir à l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau, il a mieux réussi. On a fait croire aux ouvriers qu’il avait été rendu exclusivement à leur avantage, et ils en ont triomphé. La sentence n’a donc pas été protestée, comme celle de M. Loubet, il y a sept ans : mais le procédé n’en est pas moins vicieux et périlleux au premier chef, non pas parce que c’est l’arbitrage, mais parce que c’est celui du gouvernement.

En 1892, à la vérité, et peut-être même aujourd’hui, quoique moins clairement, on a eu soin de dire que c’était l’homme seul qui était arbitre, et non pas le ministre ; mais ces distinctions échappent aux ouvriers, et pour nous-même elles sont artificielles. En fait, l’État, le gouvernement est érigé en arbitre presque permanent des conflits industriels. On met entre ses mains la balance, faut-il dire de la justice ? Oh ! non, certes, car il n’a pas les yeux bandés ; il n’est pas, il ne peut pas être un juge indépendant ; il est un personnage essentiellement politique, soumis à toutes les influences des partis qui aujourd’hui l’exaltent et demain le renversent. Il s’appelle un jour Loubet, un autre Bourgeois, un troisième Waldeck-Rousseau, et demain peut-