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l’ensemble du pays, était autre pour l’élection du judiciaire que pour l’élection du législatif ? Le législatif tirerait en un sens, le judiciaire en sens contraire ; les lois que le législatif ferait, le judiciaire ne les appliquerait pas ou les appliquerait de travers ; la lutte des partis continuerait et se prolongerait jusque dans l’action des pouvoirs ; et c’est un nouveau facteur d’anarchie qui s’irait joindre à tous ceux dont nous sommes travaillés déjà. Comme si nous en manquions et comme s’il en fallait un de plus !

Ce qui s’est passé en France même, il y a une centaine d’années, nous est, au demeurant, un avertissement précieux. On a vu, à Paris, aux élections faites conformément à la loi d’octobre 1792, figurer, sur une liste de cinquante et un juges et suppléans, à côté de douze « hommes de loi, » un peintre, deux graveurs, un ciseleur, deux employés, deux commis, un jardinier, etc. » fort honnêtes gens, c’est possible, mais professionnellement peu aptes à juger. Et s’il en était ainsi des juges à Paris, songez à ce qu’il en devait être des juges de paix au fond des provinces : « Dans les campagnes, écrivait en l’an IX Redon, l’un des commissaires chargés de l’enquête sur la situation de la République, les maires ne savent pas lire, les juges de paix n’ont aucune idée des lois[1]. » Goûtez-vous, rétrospectivement, la douceur de vivre sous un tel régime, dans une de ces bergeries sociales à la mode du XVIIIe siècle où les ânes, quand ce ne sont pas les loups, portent la houlette ? Rien qu’à s’en souvenir, ne se sent-on pas tout à l’aise, et, tandis que les bons se rassurent, les méchans ne tremblent-ils point ?

Le grand avantage, et le seul peut-être de l’élection des juges par le peuple, c’est de les soustraire à la pression gouvernementale ; mais la pression électorale vaut-elle mieux ? N’est-elle pas plus brutale encore, et, après tout, l’élection même les soustrairait-elle aux ingérences et aux interventions incorrectes du gouvernement ? Ou ne seraient-elles pas seulement plus détournées, plus déguisées, mais, en somme, le juge élu ne serait-il pas exposé tout ensemble et aux exigences électorales et aux directions gouvernementales ? De telle sorte que l’unique avantage qui, en apparence, restait à l’élection, en réalité, n’en serait pas un, et finalement se résoudrait en un inconvénient encore.

Avec la nomination des juges par l’exécutif, au contraire, on échappe à la plupart des maux dont nous menacerait l’élection.

  1. Voyez Arthur Desjardins, La Magistrature élue, dans la Revue du 1er août 1882.