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nos montures, nous n’avons pas beaucoup de choses à perdre.

Une fois hors de la vue du poste chinois, je me retourne pour passer une revue sommaire de ma petite troupe, afin de m’assurer que personne ne manque. Souleyman, le cuisinier, se fait seul attendre, et, lorsqu’il nous rejoint, je constate avec surprise la métamorphose qu’il a subie. Il a échangé son fameux khalat de soie moirée contre une sorte de froc en poil de chèvre d’un aspect beaucoup moins pittoresque. Il a aussi changé de bonnet. Il m’explique qu’il a fait un troc avec des bergers que nous avons rencontrés un peu plus haut, et qu’il a eu grand avantage à abandonner son ancien costume contre celui-ci, augmenté, comme appoint, d’un renard dont la peau lui paraît précieuse. Cet échange sera d’ailleurs suivi de beaucoup d’autres, car cet indigène a la bosse du commerce et son costume subira de ce chef, pendant notre voyage, d’incessantes transformations. Je n’ai rien à objecter, d’autant plus que ses vêtemens sont à lui, et qu’en toute conscience, les températures que nous subissons justifient son opération d’aujourd’hui. Mais, au fond, cela m’afflige de ne plus voir ce khalat de soie, aux nuances rutilantes et multicolores, si hardiment discordantes, et qui faisait si bien, de loin, quand le vent le gonflait, sur le dos du cheval pie. Au milieu de ces paysages sinistres, où les couleurs, en hiver, varient uniquement dans les limites comprises entre le gris jaunâtre ou rougeâtre et le gris noirâtre, cette robe jetait une note gaie, que nous portions avec nous. À perte de vue, il n’y a rien pour la remplacer.

Le volume du Kizil-Sou, grossi par les affluens qu’il reçoit dans la plaine d’Ouloug-Tchat, est assez important. Il devient à peu près impossible partout, en aval de ce point, de le traverser à gué. Dans la saison où nous sommes, assez semblable comme volume au Rhin vers Bâle, il roule avec rapidité une eau large et profonde, en minant le pied de hautes falaises formées d’argiles rouges, dont les matériaux délayés donnent à ses eaux la coloration qui lui a valu son nom (Fleuve Rouge). Ces argiles, qui appartiennent à l’étage saliférien, contiennent de grosses lentilles de sel gemme et de gypse. Des efflorescences salines très abondantes se montrent à leur surface. Un peu plus bas, à ces berges succèdent des falaises de grès et de conglomérats rougeâtres. C’est avec quelque peine qu’une fois engagés dans ces derniers terrains, nous trouvons, sur la rive gauche, la place nécessaire pour passer entre le pied de ces falaises et le bord de la