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une anxiété qui n’était pas inspirée uniquement par le vide de leurs colonnes, ce qui adviendrait lorsque la Chine, formidablement armée et instruite par nos soins, se précipiterait sur l’Europe. Beaucoup voyaient déjà celle-ci submergée.

En 1890, à l’époque de notre récit, le coup imprévu et hardi frappé à l’improviste par l’épée du Japon, n’avait pas encore démontré la faiblesse militaire de la Chine et hâté l’heure de la curée. Il n’avait pas donné raison, au moins jusqu’à un certain point, au paradoxe militaire de Prjévalsky, à savoir que 25 000 Cosaques suffiraient, lorsqu’on le voudrait, à conquérir le Céleste Empire. Les guerres soutenues en ce siècle contre lui par les puissances européennes en Extrême-Orient, n’avaient pas, par suite de circonstances accessoires et diverses, été aussi probantes qu’elles auraient pu l’être touchant sa faiblesse militaire. Lors de l’agression japonaise, l’issue de la lutte paraissait extrêmement douteuse, ou du moins personne ne croyait que le Japon, même appuyé par l’éducation et l’outillage européens, pût remporter un succès aussi décisif qu’il l’a fait.

Pour ce qui est de mon opinion personnelle, telle qu’elle était déjà alors, dès 1890, et telle qu’elle a été aussi un peu plus tard, lorsque j’ai pu étudier la Chine de plus près, en la voyant en quelque sorte par son envers et non par la façade qu’elle montre à l’Europe le long du littoral ; quant à mon opinion, dis-je, je ne saurais la développer ici sans sortir du sujet actuel.

Pour la résumer superficiellement, je me bornerai à dire, comme je l’ai dit vers cette époque, qu’à mon avis la Chine ne constituait pas et n’était pas appelée à constituer, vis-à-vis de l’Europe, un danger militaire sérieux. Son incontestable faculté de résistance, attestée par la façon dont, à toutes les époques, elle a dévoré et absorbé ses conquérans, était plus passive qu’active. Avec ses millions de travailleurs et de commerçans, elle pouvait être — et il n’est pas certain qu’elle ne puisse être encore — pour l’Europe un danger économique, comme elle a failli l’être pour l’Amérique. Elle ne pourra jamais être un danger politique. Ni le fanatisme religieux, ni le sentiment dynastique, ni l’esprit militaire n’existent, dans la Chine moderne, pour la pousser à un rôle de conquêtes hors de son domaine naturel, entouré par une ceinture de déserts. L’absence de ces trois élémens, dont l’un au moins est le levain nécessaire pour entraîner une race à des guerres d’invasion, est poussée à un tel point chez