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méconnaître ou négliger, sans fausser vingt ou trente ans de l’histoire des mœurs et de la littérature. C’est ainsi qu’étant femmes, et du monde, elles ont affranchi la littérature de ce pédantisme dont elle est encore tout embarbouillée dans Ronsard ou dans Montaigne même… elles ont obligé l’écrivain à secouer la poussière de sa bibliothèque ou de sa « librairie ; » elles lui ont imposé quelques-unes des exigences de leur sexe ; et, par-là même, une littérature jusqu’alors presque purement érudite est devenue déjà mondaine. — Elle l’est également devenue, et presque en même temps, grâce à elles, par un air de décence et de politesse qui lui manquait encore… Les Précieuses ont exigé des hommes qu’ils leur rendissent les respects auxquels toute femme a droit, comme femme, dans une société civilisée, et elles l’ont obtenu… On comptera désormais avec elles, on ménagera leurs pudeurs… » Elles ont épuré le langage et, par cela seul qu’elles obligeaient « l’honnête homme » à choisir ses mots, elles l’ont accoutumé à discerner les nuances de la pensée, à « anatomiser » l’idée à traduire. — « A la faveur de la préciosité, la propriété de l’expression et la finesse de l’analyse s’introduisent donc ensemble dans le discours. »

Voilà bien des services, et bien éminens. On n’en mesure toute l’étendue qu’en examinant de près les mœurs qu’il fallait adoucir et policer. L’élégance des costumes et des attitudes cachait une rudesse et une grossièreté dont les preuves sont à profusion dans les écrits du temps. La Grande Mademoiselle, qui est déjà de la seconde génération des Précieuses et qui a mérité par son amour du bel esprit de figurer dans leur livre d’or[1], avait encore, sitôt qu’elle s’animait, un verbe et des gestes de pandour. Elle faisait « mille imprécations[2], » et elle menaça un jour le maréchal de l’Hôpital, qui eut peur et fila doux, de lui arracher la barbe de ses propres mains. Plusieurs femmes de qualité étaient connues pour avoir la main leste et lourde, le pied à l’avenant : leurs gens et leurs galans en savaient quelque chose. Mme de Vervins, qui appartenait à la Cour, où elle avait assisté avec Mademoiselle aux fêtes en l’honneur de Mlle de Hautefort, fouettait elle-même ses laquais et ses servantes et n’y allait pas de main morte ; l’une de ses suivantes en mourut, dit-on, et fut vengée par le peuple de Paris, qui mit la maison à sac.

  1. Dictionnaire des Précieuses, de Somaize.
  2. Mémoires de Conrart.