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ce siècle ont accordé trop de confiance, que commence à se former ce qu’on pourrait appeler la légende de Bertran de Born : l’une d’elles, traduisant par une énergique métaphore une idée du reste peu exacte, dit qu’il était, « quand il le voulait, maître du roi d’Angleterre et de son fils. » Un auteur italien du XVIe siècle, sans doute induit en erreur par ce texte, fait de lui le « précepteur » du jeune roi ; un autre nous le montre en Palestine, où il n’a jamais été, enseignant à Saladin les règles de l’amour chevaleresque. De tels récits ont contribué à former l’idée que Dante se faisait de lui : en effet, il ne se borne pas à lui donner dans la Divine Comédie la place que l’on sait, mais, au livre IV du Convivio, dans cette énumération des héros de la libéralité où le Jeune Roi n’est même pas nommé, il le place entre Alexandre, le bon Raimon de Toulouse (Raimon V) et Saladin.

En ce siècle d’érudition, la légende a pris une autre forme : nous avons vu ce qu’elle avait fait de Bertran de Born, il y a quelque soixante ans. Si nous consultons impartialement l’histoire et les textes, nous nous bornerons à voir en lui un condottiere besogneux et sans scrupules, qui se trouvait être un poète de génie.


III

Au début du XIIIe siècle, les provinces méridionales, de Toulouse à Avignon, vécurent trente années vraiment tragiques : nous n’avons pas à refaire cette lamentable histoire, aujourd’hui bien connue, et nous bornerons à en chercher le reflet dans la poésie des troubadours.

Les premières années de la guerre, quoique marquées par des événemens graves et bien faits pour émouvoir l’opinion, ne nous offrent que de très rares documens poétiques ; mais le petit nombre de ces documens est compensé par leur très vif intérêt. Le plus ancien (de peu postérieur à novembre 1209) est une complainte sur la mort de Raimon-Roger de Béziers. Il y avait quelque chose de vraiment poignant dans le sort de cet héroïque jeune homme, le seul de tous les hauts barons du Midi qui se fût solidarisé avec son peuple, et qui, pris dans un guet-apens, venait de mourir, à vingt-quatre ans, au fond d’un cachot. La voix populaire accusait ses geôliers de sa mort et le jeune vicomte devenait ainsi une sorte de martyr de la cause méridionale. C’est un sentiment de pitié et de reconnaissance profonde qui s’exprime