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entre ses deux ennemis. Telle, en effet, paraît avoir été la pensée qui présida, durant toute la vie de Bertran, à ses actions et à sa conduite[1]. »

Ce sont là de singulières exagérations. En admettant même que cette politique soit trop profonde pour avoir pu être comprise par les historiens du temps, celui qui l’eût représentée, âme des rébellions, arbitre de la paix et de la guerre, eût été un homme en vue : on trouverait dans les chroniques quelques traces de cette agitation, dont les résultats étaient si considérables. Or, aucun historien de cette époque, une des mieux connues du moyen âge, et par les témoignages les plus indépendans, n’en a conservé le souvenir ; le nom même de Bertran de Born n’est pas prononcé une seule fois, ni par les représentans du parti anglais, ni par ceux de la cause française ; il ne se rencontre même pas dans cette copieuse Histoire de Guillaume le Maréchal, récemment publiée, où la vie de Henri II est racontée jour par jour ; il n’est mentionné une seule fois, incidemment, que par le prieur de Vigeois, qui était son compatriote et même un peu son parent. En réalité, cette théorie ne résiste point à l’examen des faits : si Augustin Thierry eût pu lire, comme nous, Bertran de Born dans une édition complète, munie d’un soigneux commentaire, son lumineux bon sens eût empêché son imagination d’échafauder ce roman. Que nous apprennent les textes, en effet ? Le poète, en somme, n’excite point le roi d’Angleterre contre le roi de France ; c’est entre les princes anglais qu’il sème la discorde[2]. Essayait-il de les briser l’un contre l’autre pour faire place nette aux seigneurs du pays ? Non certes, mais simplement de se venger d’un prince contre qui il avait des griefs, de lui en substituer un autre, plus soucieux de ses intérêts. S’il combat Richard, c’est que celui-ci soutenait le frère déloyal que Bertran avait dû expulser du manoir paternel. Mais, quand la mort du jeune roi l’eut privé du protecteur en qui il avait mis toutes ses espérances, son premier soin fut de lui chercher un remplaçant : et ce remplaçant ne fut autre que son ennemi de la veille. Il s’avise alors qu’il est

  1. Conquête de l’Angleterre, t. III, p. 290. Henri Martin exprime la même idée, mais en renchérissant encore : Voyez Histoire de France, édit. de 1878, t. III, p. 497. La note est beaucoup plus juste dans Michelet (liv. IV, ch. V).
  2. Philippe-Auguste est surtout tancé pour sa froideur à défendre son allié le Jeune Roi. Une seule pièce (F, XIX), l’excite contre Richard, mais elle est suivie à peu d’intervalle d’une autre (I, XXII) où le poète déplore leurs dissentimens et les engage à se réconcilier pour secourir ensemble Boniface de Montferrat.