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reconstituer avec la même netteté de contour la physionomie d’un petit seigneur méridional du XIIe siècle.

Non point que celle de Bertran de Born soit fort attrayante et sympathique. Ce n’est pas seulement à défendre ses droits, à protéger son maigre domaine qu’il consacre une indomptable énergie : il aime (nous en comprendrons tout à l’heure les raisons) la lutte et la guerre pour elles-mêmes : « Quand la paix règne de toutes parts, j’ai encore un empan de guerre ; c’est la guerre qui me réjouit : je ne connais ni ne pratique autre loi[1]. »

Aussi se donne-t-il lui-même comme le fléau des pacifiques : « Je veux, dit-il en deux vers que l’on pourrait donner comme épigraphe à son recueil, que tout le temps il y ait guerre entre les hauts barons. » Non content d’animer les vassaux contre le suzerain, puis le suzerain contre les vassaux, il ne craignit point d’exciter un frère contre ses frères, des fils contre leur père : rôle odieux qui ne paraît avoir choqué personne de son temps et que Dante, le poète de la « rectitude, » a le premier flétri : « J’ai fait le fils rebelle contre le père. Achitofel n’excita point par de plus méchans aiguillons Absalon contre David. Pour avoir divisé ceux que la nature avait unis, je porte ma tête séparée, hélas ! de son principe, qui reste enfermé dans ce tronc. » Ces paroles, qui sortent d’une tête sanglante, balancée au bout d’un bras en guise de lanterne, nul lecteur de la Divine Comédie ne les a oubliées. Il n’est pas étonnant qu’une figure aussi originale ait de bonne heure attiré l’attention. Dans toute histoire de France un peu développée, Bertran de Born a aujourd’hui sa place. Il doit cet honneur à Villemain, qui a fait de lui le type du guerrier-troubadour et traduit comme il savait le faire quelques-uns de ses plus beaux sirventés ; à Augustin Thierry surtout, qui a singulièrement agrandi et, selon nous, dénaturé son rôle. Il devient, aux yeux de l’historien de la conquête de l’Angleterre, un profond politique et un ardent patriote, précurseur de nos idées modernes sur les nationalités : « Cet homme extraordinaire semble avoir eu la conviction profonde que sa patrie, voisine des États des rois de France et d’Angleterre, ne pouvait échapper aux dangers qui la menaçaient toujours d’un côté ou de l’autre que par la guerre

  1. I, X. — Je renvoie à l’édition Thomas : le premier des deux chiffres désigne la subdivision du recueil (Poésies politiques, amoureuses, diverses) ; le second est le numéro d’ordre de la pièce.