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Pons de Capdeuil : pas n’est besoin, pour obtenir la rémission de nos péchés, de raser nos têtes, et d’endurer mille privations dans quelque ordre rigoureux : il nous suffit de mettre au service de Dieu notre prouesse. » N’était-ce point une véritable aubaine que de pouvoir, comme le dit Aimeri de Péguilhan, conquérir à la fois « le prix du monde et le prix de Dieu, » la terre et le ciel ?

Ce qui nous intéresse davantage encore, c’est de retrouver ici un écho des inquiétudes et des griefs des petites gens, qui ne comprenaient point les tergiversations des grands et les soupçonnaient de nourrir des préoccupations tout autres que dévotes. Beaucoup se scandalisaient en voyant les hauts barons de France et d’Angleterre et les deux rois eux-mêmes, croisés depuis de longs mois, oublier leurs sermens en de vaines et interminables querelles : « Aveugles les rois, dit Pons de Capdeuil, s’ils continuent à guerroyer pour un peu d’or qui va leur échapper dans quelques instans !… Je voudrais, ajoute-t-il, que le roi de Pouille (Guillaume II d’Apulie) et l’empereur (Frédéric Ier) fussent amis et frères, que le roi de France et celui d’Angleterre fissent la paix : celui-là serait le plus honoré de Dieu qui le premier la ferait, et ses richesses n’en seraient point diminuées, car il serait couronné dans le ciel. » Le scandale redoubla quand on vit que l’Église elle-même cherchait dans la croisade un moyen de battre monnaie, qu’elle préférait aux trésors spirituels les biens terrestres, de belles terres au soleil, tout près d’elle, et qu’elle dérivait, vers l’Albigeois, la Provence, la Lombardie ou la Pouille, ce fleuve d’aumônes qu’elle avait fait jaillir de terre : « Ceux qui connaissent les lois et disent les leçons (du psautier) ne veulent point partir eux-mêmes ; ils aiment mieux déshériter les chrétiens que les Sarrasins félons, et, si vous leur reprochez leur avarice, ils vous traitent de pécheurs. Ceux qui prêchent les autres ne devraient-ils point se prêcher eux-mêmes ? Mais Cupidité a fait perdre le sens au clergé[1]. » Nous retrouvons, soixante-dix ans plus tard, les mêmes plaintes : « Le pape fait de pardons grande largesse aux gens d’Arles et de France contre les Allemands : libre à chacun de changer de route et d’aller guerroyer en Lombardie. Nos légats, je vous le dis, vendent Dieu et le perdent pour argent[2]. »

  1. Pons de Capdeuil.
  2. Un templier : Ira e dolor (dans Raynouard, Choix, t. IV, p. 131).