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d’elle ! Elle fut très sensible à cette attention et quelques jours après, je vis accourir à moi Bastien, qui ne savait comment m’en remercier.

Six ans plus tard, le vaillant artiste était lui-même enlevé à ses rêves et à ses travaux. Que de fois j’ai pensé à l’immense douleur de cette mère si tendre ! Je crois la revoir pleurant devant la statue qui, hélas ! ne lui rend pas son fils. Il avait trente-six ans ! Comme il a travaillé ! Il avait surtout étudié la Nature par ses morceaux détachés ; il est mort au moment où il commençait à embrasser les ensembles et les harmonies. Car il était pris de cette ardente passion de la vie et de ses diverses manifestations, tendance qui semble inquiéter l’art de notre temps, consolant de bien des extravagances. Pourquoi ses Foins ne sont-ils pas au Louvre, puisque leur peintre est mort depuis 1883 ? Sa place n’est-elle pas dans cette grande salle de l’école française, où il ira un jour retrouver J.-F. Millet, qu’il a dû aimer quoiqu’il fût bien différent du maître de Barbizon. Il serait intéressant de comparer ce chercheur d’intimités au grand résumateur.

C’est en effet là que ce dernier a son chef-d’œuvre : les Glaneuses ; et un tableau très bizarre, le Printemps, puis cette petite toile, tant reprise et si touchante, l’Eglise de Gréville, toute pénétrée de ses souvenirs d’enfance.

Le tableau des Glaneuses est le plus complet qui soit sorti de son magistral pinceau ; est-ce à dire que nous le préférions à tous les autres ? Nous trouvons que, comme beaucoup d’œuvres accomplies, il perd en expression ce qu’il gagne en perfection ; Tout y est admirablement pondéré. A peine pourrait-on reprocher à la marmotte bleue de la femme de gauche, de manquer de vibration. On pourrait aussi se demander pourquoi toutes les petites figures agglomérées dans le fond sont blanches, tandis que les trois figures du groupe principal portent des vêtemens de couleur. Mais ce sont là des vétilles auxquelles il ne faut pas s’attacher. Le tout est très juste de caractère. L’harmonie austère palpite dans cette sorte de respiration idéale qui donne la vie aux œuvres absolument supérieures. D’où vient cependant que je préfère d’autres toiles de Millet bien moins parfaites, mais moins détachées de nos sentimens, plus humaines en un mot ? Je retrouve bien ici cette nature cuite au four sous la voûte d’un ciel sourdement chauffé par un soleil sans flamme ; c’est bien cette même atmosphère qui semble chargée de lourds effluves de froment. Au