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et poignantes ; comme, au lieu de ces maigres rigidités à la Mantegna, nous préférerions la vie abondante et saine, la circulation du sang dans les vrais muscles, la sereine simplicité et la large saveur de l’éternelle beauté. En somme, il a fallu à Gustave Moreau, pour bien souder ensemble tant d’emprunts, d’exquises qualités et une personnalité non douteuse. Il fut plutôt un grand artiste qu’un grand peintre.

Orateur admirable, avec quelle éloquence il parlait de son art et de la musique qu’il adorait et pratiquait aussi ! Dans sa jeunesse il chantait délicieusement, d’une ravissante voix de ténor. Ajoutez à tout cela une noble ambition, un amour de la gloire réduite à quelques admirations de choix. On ne peut pas dire que physiquement il fût beau, mais il séduisait tous ceux qui l’approchaient par sa parfaite distinction et sa verve généreuse.

Tel fut Gustave Moreau.

Personne ne fut plus aimé que ce solitaire si noblement jaloux. Mais sa mémoire nous pardonnera de trouver dangereux le grand ascendant que, par son enseignement trop âpre au prosélytisme, il exerçait sur ses élèves. Et si Manet peut être jusqu’à un certain point responsable des écarts de ceux qui se sont appelés impressionnistes, probablement parce que leurs impressions sont d’autant plus étalées qu’elles sont moins profondes, Gustave Moreau n’a-t-il pas servi d’excuse, quoique ne sortant pas d’un art respectueux et décent, à cette invasion qui, sous prétexte de symbolisme, nous a valu, viciées par un érotisme de décadence, tant de fausses imitations des naïves hardiesses des Gothiques ?

Je vénère les pieux artistes du moyen âge qui nous ont donné tant d’œuvres adorablement ingénues, d’une brûlante ardeur ; et j’approuve ceux de nos peintres contemporains qui, sincèrement, remontent s’inspirer à l’amour mystique : je ne puis pourtant pas ne pas protester contre l’abus qu’on fait de ces exemples pour exalter des futilités archaïques dont les prétendues naïvetés ne font que souligner, en les voilant, de mièvres obscénités ; contre ces faux mystiques que devrait plutôt attirer l’art pléthorique d’un Jordaens, et qui s’amusent à des enluminures perverses où, parmi les rinceaux d’or et les chétives efflorescences de carmin, se déhanchent des figurines aux yeux de bayadères, aux chevelures multicolores, aux membres lascivement grêles où s’étalent de provocantes mouches pompadour, tout cela filé d’une main habile