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sur l’intérêt comme sur sa seule base. » Le point d’honneur espagnol a empêché le naturalisme italien d’envahir les littératures modernes. Quant à l’affinité que devait plus tard offrir le romantisme avec la littérature espagnole, M. Brunetière l’explique par l’effort même du romantisme pour renouer, par-delà la Renaissance, la chaîne de la tradition du moyen âge. Nous devons donc à l’Espagne d’avoir conservé et, par la contagion de sa littérature, répandu en Europe ce qu’il y avait de meilleur dans l’idéal du moyen âge : courage chevaleresque et culte de la femme.

Quoique le théâtre, en Espagne, s’adressât au peuple comme aux seigneurs, l’habitude de dignité et la fierté partout répandues l’empêchèrent de tomber dans la platitude et dans la vulgarité : on exigea un certain sentiment poétique et la langue des vers. Mais le génie romanesque et dramatique de l’Espagne n’exclut pas le génie observateur : Don Quichotte est une œuvre de haute imagination et de solide réalisme ; cette peinture de la folie est un livre de sagesse. Si vraie y est l’observation de la démence idéaliste que de doctes commentateurs ont voulu découvrir chez Cervantes un médecin prédécesseur d’Esquirol. Mais Cervantes lui-même n’a pu triompher entièrement (ne nous en plaignons pas) du sentiment chevaleresque cher aux Espagnols. Comme celui des Romains, l’âpre génie de l’Espagne est propre à la satire, mais, en raison de sa gravité naturelle, il donne plus volontiers à sa moquerie la forme d’une ironie amère. Ce n’est pas la pitié pour les misérables, c’est le mépris qui inspire le réalisme cruel des romans picaresques. Par ces romans, l’Espagne préparait les modernes études de mœurs, qui passent en revue aussi bien les plus humbles classes de la société que les plus hautes.

La grande peinture espagnole, elle aussi, est naturaliste : elle saisit la réalité sur le vif pour la reproduire avec franchise et vigueur. Là encore éclate l’originalité de l’Espagne. Velasquez, Murillo, Zurbaran, Ribera, Goya, qu’ont-ils en commun ? Le penchant irrésistible pour le naturel, la passion de la vérité vivante, au besoin brutale, horrible ou triviale ; mais ils ne la regardent pas avec l’observation humble et terre à terre des Hollandais, comme à la loupe : ils la voient de haut et la représentent avec leur hardiesse, leur grandeur, leur fierté naturelles. Ce réalisme, au lieu d’être bourgeois, conserve quelque chose d’héroïque et de romantique. Et si, au-dessus de la réalité, viennent planer des rêves de mysticisme, le peintre espagnol ne se contentera pas, comme