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Sur « mon développement intérieur et sur la formation de ma pensée, » Goethe n’a exercé, pour ainsi dire, aucune influence. Une éducation catholique a, dès l’enfance, fait de la foi catholique la base de ma conception du monde ; et cette foi, depuis lors, n’a jamais cessé de me satisfaire. De longues années consacrées à l’étude de la philosophie, de la théologie, de l’histoire et de la littérature, m’ont, en outre, convaincu que la conception du monde, fondée sur cette foi, garde aujourd’hui encore toute sa valeur, et n’apporte d’obstacle à aucun progrès tant soit peu sérieux. Le commerce de l’œuvre de Goethe, dans ces conditions, ne pouvait rien changer à mes sentimens intimes ; et ce n’est pas un tel commerce, d’ailleurs, qui aurait eu de quoi ébranler ma foi de catholique, car la vérité est que Gœthe ne montre jamais autant de clarté, de force, et de beauté que quand lui-même il se rapproche des principes de cette foi. Et, au contraire, je dirais volontiers que sa philosophie, sa religion, et sa morale me paraissent assez faibles quand il s’éloigne du point de vue chrétien pour se rattacher, d’une façon toujours tout éclectique, à Spinoza, à Rousseau, à Voltaire, aux vieux philosophes naturalistes grecs, aux sages hindous ou aux théosophes. Dans tous ces chemins, où il s’aventure lui-même un peu au hasard, un bon catholique ne saurait le suivre, sous peine de manquer à sa religion. Et comme ses idées se reflètent, par occasion, jusque dans ses poèmes, nous ne pouvons pas non plus admirer et célébrer ceux-ci sans quelque réserve. Mais cette réserve ne repose sur aucune malveillance ; elle n’implique, de notre part, aucune indifférence. Dans la mesure où cela nous est possible, personne n’apprécie plus que nous le génie de Gœthe. Gœthe est, incontestablement, le plus génial des poètes modernes ; il est à la fois le plus grand de nos classiques et de nos romantiques ; il est le maître parfait de l’expression, en prose comme en vers ; et c’est à lui que la littérature allemande dut de pouvoir prendre place parmi les grandes littératures européennes. Cela, aucun Allemand ne doit, ne peut l’oublier. Et j’ajouterai que tout catholique a le devoir d’apprendre de lui les précieuses vertus artistiques dont il donna l’exemple. Mais on pense bien que nous ne saurions aller jusqu’à sacrifier, pour l’admiration du génie de ce merveilleux poète, notre foi chrétienne, positive, révélée, cet incomparable trésor intellectuel et moral que Dieu nous a donné pour nous permettre de traverser les épreuves de la vie.


Cette réponse d’un ton si digne, et dont je dirais volontiers qu’elle contient le seul jugement critique un peu sérieux qui ait été porté sur Gœthe à l’occasion de son cent-cinquantenaire, je l’ai vue citée dans des journaux allemands comme un modèle d’inintelligence et de fanatisme. C’est que, précisément, les organisateurs des « fêtes de Gœthe » avaient espéré que, à leur appel, toute l’Allemagne chrétienne « sacrifierait sa foi religieuse » pour rendre hommage au « merveilleux génie » de l’auteur de la Fiancée de Corinthe et de tant d’autres poèmes où le « non-christianisme » confine de très près à « l’antichristianisme. » Leurs fêtes, en réalité, avaient une portée politique au moins aussi marquée que celles qui avaient été célébrées en 1849 ;