Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/466

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les yeux du public, les passages qui pouvaient le plus offenser une conscience chrétienne. Dans les biographies destinées au peuple, peut-être aussi aux écoles, et répandues à travers l’Allemagne par plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, on a dénoncé le « jésuitisme » de tous ceux qui osent émettre des doutes sur la correction morale des amours du grand homme. « La femme de Schiller, — nous y dit-on, — si intelligente à l’ordinaire, a été brusquement contaminée d’une épidémie de morale, » en apprenant que Goethe refusait de se marier avec sa maîtresse ; et cela signifie que la femme de Schiller a désapprouvé l’étalage public fait par Gœthe d’une liaison dont seuls des esprits « abrutis par la prêtraille » auraient eu le droit de se scandaliser. Le même sentiment se retrouve dans tous les articles publiés sur Goethe à l’occasion du 28 août, dans tous les discours prononcés à cette occasion. Une revue berlinoise ayant imaginé de demander aux principaux écrivains allemands quelle influence le génie de Goethe avait exercée sur eux, presque tous ont répondu qu’il les avait surtout aidés à « secouer le joug des superstitions religieuses. » Comment s’étonner, après cela, de ce que ni le clergé, ni le public chrétien en général, n’aient pris part à des fêtes dont l’objet essentiel était évidemment de les outrager ?

Et l’on se tromperait fort à vouloir conclure de là que l’Allemagne ne soit pas unanime à reconnaître et à admirer le génie de Goethe. Je ne crois pas qu’il y ait en Europe un seul grand écrivain, pas même Shakspeare ou Dante, dont la gloire, dans sa patrie, soit plus universelle. Pour tout Allemand sans exception, Goethe est le plus grand des poètes allemands. Mais son œuvre n’est point de celles que l’on puisse accepter « en bloc ; » et bien que, dans ces temps derniers, on l’ait bien souvent comparé à Luther, j’ai peine à comprendre comment ses compatriotes luthériens peuvent concilier leur christianisme avec l’admiration d’une œuvre aussi profondément « non chrétienne. » Les catholiques, en tout cas, ne poussent pas au même degré la tolérance et le dilettantisme. Tout en admirant l’art de Gœthe, ils se méfient de ses doctrines ; et voici en quels termes, à la fois très précis et très modérés, un des plus remarquables d’entre eux, un Père jésuite, M. A. Baumgartner, vient de répondre à la revue berlinoise qui lui demandait quel était l’ouvrage de Gœthe qu’il aimait le mieux et quelle influence le génie de Gœthe avait exercée sur lui :


Ce n’est point par tel ou tel de ses écrits, en particulier, que Gœthe a fait sur moi le plus d’impression, mais par l’étonnante richesse et variété de son esprit, dont Faust lui-même ne suffit pas à donner l’idée.