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puis on a fait un choix parmi les délicats ; de sélection en sélection, on en arrive à ne plus écrire que pour les initiés. Finalement on écrit pour soi tout seul. Lycophron dit « l’obscur » doit toute sa célébrité aux ténèbres dont il s’est enveloppé. Il a eu ce courage d’écrire un poème en quatorze cents vers auxquels personne n’a jamais rien compris. C’est pourquoi l’armée des commentateurs et le bataillon des snobs lui ont fait une réputation. Il est devenu chef d’école pour avoir été inintelligible à tous et probablement à lui-même. Cependant que les poètes décadens agencent des mots qui ne veulent rien dire, des hommes graves s’enferment en des recherches érudites dont toute la valeur vient de leur érudition et qui sont leur objet à elles-mêmes. Spécialistes qui ont rompu toute communication avec l’ensemble du savoir humain, ils se confinent jalousement dans leur spécialité. Poètes de cénacle, érudits de séminaires, ils font une œuvre pareille et pareillement frivole. Sous une forme plus prétentieuse ou plus pédantesque, ils appliquent une même théorie, qui est celle de l’art pour l’art. Et tandis que le vide se fait autour d’eux, fiers de l’inutilité de leur labeur et dupes du gonflement de leur vanité, ils s’admirent dans leur solitude.

Lorsque nous lisons aujourd’hui les écrivains de l’hellénisme finissant, nous n’avons pas de peine à constater que nous avons avec eux plus d’analogies qu’avec les écrivains des belles époques. Donc nous les félicitons d’avoir été déjà si modernes, car nous nous aimons nous-mêmes. Au lieu de nous réjouir, cette constatation devrait bien plutôt nous inquiéter. Il est exact que plusieurs des caractères de l’alexandrinisme se retrouvent dans notre littérature contemporaine ; seulement l’expérience est faite, et elle est instructive : ces caractères étaient ceux d’une littérature en voie de disparaître. Raffinemens d’une littérature savante et artificielle, spécialité des recherches érudites, invasion du cosmopolitisme, étalage de l’individu, subtilités de l’analyse amoureuse, grossièreté du réalisme, indécence du libertinage, alternatives de scepticisme et de mysticisme, jeux d’une ironie superficielle et improductive, obscurité de la pensée, perversion du sentiment, déformation de la langue par l’abus de la description, par l’introduction des termes techniques et abstraits, par les bizarreries de l’écriture artiste, on peut bien trouver pour désigner toutes ces tares de flatteuses appellations ; mais c’est comme on trouve pour signifier les pires maladies des vocables séduisans. On peut bien les célébrer comme autant de mérites et comme les conquêtes d’un modernisme hardi ; mais c’est à la manière du malade qui se vanterait de la belle