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dehors de l’intérêt pratique, que l’attrait du plaisir ou la curiosité du dilettante. La religion, qui remplissait les cœurs d’enthousiasme dans les panégyries d’autrefois, n’est plus pour l’élite qui seule s’occupe encore de littérature qu’une mythologie. Le patriotisme est mort avec les patries. Les choses de la guerre n’intéressent que les soldats de profession. La politique se concentre dans le cabinet de quelques princes. La cour, les érudits, les lettrés, les poètes ne cherchent au fond que leur propre amusement sous des formes différentes. Une sorte d’épicurisme pratique envahit toute cette société. Les hautes sources d’inspiration sont taries et ainsi l’abaissement moral a pour conséquence directe l’abaissement littéraire et artistique. » Pour tout dire en un mot, l’écrivain jusqu’alors avait été un homme ; il devient un homme de lettres ; c’est une déchéance.

Aussi toute cette littérature sera-t-elle une littérature livresque. Au lieu de sortir des entrailles de la cité, elle sort des retraites du Musée. Presque tous les poètes d’alors sont des bibliothécaires. L’inspiration leur est venue tandis qu’ils secouaient la poussière des vieux manuscrits. Ils n’ont pas écouté dans leur cœur l’impression que produisaient sur eux la nature, la divinité, les spectacles du monde ; mais ils ont recherché dans les livres l’impression que d’autres en avaient reçue. Ils se sont efforcés de les restituer en eux artificiellement. Ils ont fait de la poésie comme on fait de l’archéologie. Aussi ont-ils pu à leur gré s’exercer dans tel genre qu’il leur a plu de choisir. Ce n’est plus le large courant de l’imagination et de la sensibilité répandue partout à une même époque qui leur impose une forme d’art en harmonie avec le besoin des esprits. Ils écriront des odes ou des épopées dans un âge qui n’est ni lyrique ni épique ; ils écriront sur la guerre de Troie et sur l’expédition des Argonautes. Ils célébreront des dieux auxquels ils ont cessé de croire et des exploits qui n’éveillent plus chez eux ni émotion ni fierté. Entre les œuvres qu’ils imitent et les copies qu’ils en donnent il y aura précisément cette différence, que les premières étaient surabondantes de vie, et que les secondes sont des œuvres mortes où rien d’humain ne palpite, véritables travaux de marqueterie, faits avec art et sans âme et qui ne valent que par le travail de l’ouvrier. Il en est de même de l’histoire. Le temps n’est plus où un Hérodote recevait la tradition directe de la bouche même du peuple, où un Thucydide racontait avec une âpre tristesse et une émotion virile les événemens dont il avait été instruit au jour le jour et dont saignait son patriotisme. C’est à travers les textes que les historiens de maintenant cherchent la matière de leurs récits. Ils compulsent, ils