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sciences, histoire du langage, critique, philologie, grammaire, technologie, musique, rythmique et leurs dépendances. L’érudition envahit la littérature proprement dite et la poésie elle-même. Callimaque, Philétas, Apollonius, Théocrite sont des érudits ; leur poésie est faite ou de souvenirs et d’emprunts, ou de combinaisons ingénieuses. Les défauts de l’esprit grec s’exagèrent. De tout temps, il avait été doué d’une agilité dangereuse qui lui permettait de passer en se jouant d’une idée à une autre et de regarder la vie comme un spectacle auquel on assiste en témoin amusé ; maintenant la sophistique, qui jadis était restée à l’état d’exception et sous le coup de la défaveur, se répand universellement dans un monde de disputeurs subtils accoutumés à envisager toutes choses du point de vue de l’art. D’autre part, certains traits apparaissent qui sont en contradiction avec l’essence même du génie de la race. Ce génie exactement approprié à la mesure humaine était fait de naturel et de souplesse ; les stoïciens y introduisent la raideur. Docile au pouvoir de la raison, il avait toujours répudié les excès du sentiment ; le mysticisme vient rompre cet équilibre. Les Grecs n’avaient jamais séparé l’idée de la forme, et ce qu’on n’avait pas encore vu chez eux, c’était un penseur vigoureux qui ne fût pas en même temps un artiste. Le cas va être fréquent et on trouvera de grands savans, historiens ou philosophes, qui seront à peine des écrivains. Le sentiment de l’art se perd chez ceux mêmes qui y ont le plus de prétentions. On ne sait plus composer ; l’œuvre faite de morceaux rapportés n’a plus cette unité intérieure qu’on pouvait comparer à celle d’un être vivant. La langue elle-même se gâte : les mots simples cèdent la place à des composés plus lourds et qui n’enferment pas plus de sens : la phrase se charge de termes incolores, inexpressifs, abstraits, se hérisse d’une terminologie technique inintelligible à ceux qui ne sont pas initiés. Les œuvres abondent et la plupart du temps cette abondance donne l’impression de la stérilité. Encore les meilleures de ces œuvres n’ont-elles pas ce caractère de plénitude et de perfection aisée auquel on reconnaît celles qui sont nées aux époques de robuste et heureuse fécondité.

Tous ces caractères qui donnent à la littérature grecque des derniers siècles sa physionomie de décadence ne sauraient s’expliquer par l’épuisement qui suit une longue période de production. Il s’en fallait que le génie grec fût épuisé. Pour rendre compte d’un changement si radical, n’faut une cause plus profonde. En fait, nous voyons qu’il coïncide avec un événement considérable : c’est la rupture de toute communication entre la littérature et la vie nationale,