Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/390

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

scènes d’amour, de jalousie, de férocité, de massacres incessans qui ont précédé l’annexion anglaise ! Une main sanglante de femme n’a-t-elle pas laissé sur une porte son empreinte tragique comme un document pour l’histoire ?

Il possédait cent reines, sans compter les concubines, ce roi Tlieebaw qui a perdu le royaume, ce faible qui obéissait à la cruelle Supuyalat, dans les palais d’or et de glace de la superbe ville de bois fondée par le roi Myndoon ! Et ce nombreux harem ne lui était guère que spectacle : pour un regard de lui, une femme devait disparaître. « Qu’elle ne reparaisse plus devant moi ! » disait Supuyalat, et elle ne reparaissait jamais. L’usage et le devoir obligeaient les rois à épouser leurs demi-sœurs, à l’exception de la sœur aînée, qui, seule, n’était pas épousée. Theebaw a emmené dans sa captivité ses deux sœurs et femmes, la belle Supuyalat et Supuyalé, et sa sœur aînée Supuyaggi. Cette dernière est revenue vivre à Mandalay, où le gouvernement lui sert une pension. Chaque mois le commissioner va la voir et peut-être s’assurer de son existence, parce que les princes et les princesses pensionnés en Orient ont une tendance à ne pas mourir. J’ai été invitée à accompagner le fonctionnaire dans sa visite. Supuyaggi raconte volontiers qu’elle n’a pu rester auprès de Theebaw à cause de la jalousie de Supuyalat : la pauvre princesse est d’une laideur qui ne peut faire illusion qu’à elle-même et personne ne pourra supposer qu’on puisse être jalouse d’elle.

La vie était tragiquement agitée dans la ville royale, entre ce frère et ces sœurs de mères différentes, et les princes prétendans, plus légitimes que Theebaw. Un jour, Myngoon, notre prisonnier de Saigon, le fils du véritable héritier qui venait d’être assassiné, pénétra dans le palais, avec une troupe de révoltés, les sabres dissimulés sous des fleurs, et tua deux ministres ; mais Theebaw parvint à se sauver, emporté sur le dos d’un Birman, car le roi ne devait jamais marcher ! Deux terribles massacres eurent lieu sous l’impulsion toute-puissante de cette horrible Supuyalat. Elle avait décidé de donner une superbe « Pwe[1], » avec danses, musique, représentation de marionnettes et tout le solennel appareil des grandes fêtes birmanes. Cette solennité devait durer trois jours, et, pour clore dignement ces magnificences, le soir du troisième jour tous les princes de six mois à soixante-dix

  1. Ce mot se prononce « poé ».