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provinces convoitées à l’Homme malade, par crainte qu’elles ne tombent dans le lot de cohéritiers vigoureux, et aiment mieux attendre que perdre. Le Sultan favorise ces jalousies. Non seulement elles servent sa cause, mais elles ont permis à deux puissances étrangères, la Russie et l’Autriche, de subordonner à leurs propres intérêts les destinées des peuples balkaniques.

La Russie poursuit un dessein autrement vaste que les ambitions aux prises dans les Balkans. Elle regarde tout l’héritage de l’empire byzantin comme une partie de l’empire moscovite, et elle veut qu’en se délivrant du Turc, toutes les races chrétiennes aient travaillé pour elle. Unie aux orthodoxes par la communauté de foi, aux Slaves par la communauté de sang, elle exerçait sur la masse de ces populations, au moment de leur réveil, un incomparable ascendant et elle les enveloppa, malgré leurs querelles, dans l’embrassement du panslavisme. Avouer du haut de sa prospérité ces parens pauvres, c’était s’assurer leur gratitude et se ménager accès dans leurs affaires ; se donner vis-à-vis de leur jeunesse un air de mère, c’était s’autoriser à l’indiscrétion dans la sollicitude et les préparer aux docilités ; enfin, sous le nom de panslavisme, leur ouvrir l’horizon d’un avenir commun avec elle, c’était les accabler de leur petitesse par le contraste de sa grandeur, absorber les divergences de leurs ambitions dans l’unité de sa masse, leur rendre sans valeur l’autonomie de leurs groupes minuscules, leur offrir la force et la gloire dans la solidarité avec une nation faite pour l’empire. Pour mûrir ces conséquences, il ne fallait que du temps. Lorsque les peuples des Balkans auraient jeté le premier feu de leur fierté, usé leur ardeur les uns contre les autres, souffert de leurs rêves et des réalités, la sagesse leur viendrait avec la lassitude, et, renonçant à la faiblesse de leurs petites patries, ils seraient heureux de trouver, dans la grande, la puissance avec l’union et le repos. Jusque-là la Russie agirait juste assez en leur faveur pour garder l’apparence d’une protectrice ; elle attendrait que les populations, convaincues de leur impuissance à se délivrer et à se régir, lui demandassent, comme un service, de substituer au joug ottoman l’hégémonie russe.

Elle crut l’heure venue en 1877. Les atrocités commises contre les chrétiens la mettaient en demeure d’abandonner ses cliens ou de les défendre par les armes. Elle fit la guerre et dicta à San Stephano les conditions de la paix. Sous le nom de Bulgarie, un État nouveau était constitué. Plus vaste qu’aucun de ceux déjà