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les toise avec quelque suspicion, si l’on ose ainsi dire, avant de les admettre, la différence est profonde ; et pour la mesurer c’est assez de l’indiquer, La physionomie même que se sont composée ces deux régions est pour elles la garantie d’un certain bien-être ; celle de Lecce prévient les catastrophes par la timidité qu’elle met à évoluer, et celle de Bari en répare les effets par l’infinie variété d’occupations et de ressources de travail qu’elle tient à la disposition de ses habitans. Tout au contraire, on chercherait en vain, dans la province de Foggia, dans la « triste Capitanate, » comme volontiers on la qualifie, la réserve discrète et traditionnelle qui préserve Lecce, et l’opulente ingéniosité de moyens qui soutient Bari : la Capitanate a passé les trente dernières années à se défaire elle-même, et puis à se refaire, pour se défaire encore ; on la dirait éprise d’on ne sait quelles instabilités successives ; en fait, elle ne les aime ni n’en est responsable ; mais entraînée dans l’orbite d’un État unitaire, ce sont les décisions et les vicissitudes de cet État qui ont contraint la Capitanate à changer plusieurs fois d’aspect et d’existence, et, si l’on nous passe cette expression familière, à se débrouiller toute seule, au risque de s’embrouiller toujours davantage.


IV

M. Emile Bertaux décrivait ici même, il n’y a pas longtemps, l’hospitalité facile et complaisante que trouvaient, dans l’antique « Tavoliere de Pouille, » les troupeaux et les pâtres des Abruzzes[1]. Ils étaient, à proprement parler, les maîtres de la Capitanate ; la portion de sol qu’on pouvait cultiver en blé était limitée avec soin, définie avec jalousie ; et les droits de chaque propriétaire, la liberté d’usage et d’exploitation de chaque domaine, étaient subordonnés aux droits imprescriptibles du bétail transhumant, que le trésor royal trouvait profit à protéger. En l’année 1865, par l’effet de la loi qui affranchit le Tavoliere, troupeaux et pâtres furent déchus de leur royauté ; le régime du pâturage forcé fut supprimé ; les propriétaires recouvrèrent la libre disposition de leurs domaines ; et sur ces vastes étendues,

  1. Voir dans la Revue du 15 octobre 1897, l’article : Sur les chemins des pèlerins et des émigrans. — Voir, sur la façon dont l’empereur Frédéric II avait conçu l’exploitation agricole des Pouilles, Bertaux, Monumenti medievali della regione del Vulture, p. 1 (Naples, 1897).