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Jules Janin, quelques jours avant la première représentation de Lucrèce :


Oui, certes, Monsieur, vous faites bien de croire à mon vif et fraternel dévouement pour votre fils. Les raisons que vous me dites, le Rhône, Condrieu, mon père qui m’aimait tant, ma noble mère, mon enfance heureuse et chaste sur ces beaux rivages, les premières luttes de cette vie littéraire, si remplies de chances et de périls, voilà toutes les raisons que je me suis dites quand j’ai vu votre fils nous arriver de là-bas, sans autre appui, sans autre espérance qu’une tragédie en vers. Pour ces causes, il était impossible que je ne fusse pas, tout d’abord, l’ami dévoué de mon compatriote ; mais quand j’ai vu que c’était là un grand poète, un sincère et loyal talent, vous pensez que ma joie a été grande. Donc, Monsieur, rassurez-vous, prenez confiance dans les destinées de votre fils et ne vous troublez point des premières injures dont on l’honore. N’est pas injurié qui veut l’être dans ce grand Paris, où le bien comme le mal est pesé à chacun et à tous. Il est bien rare d’être assez heureux pour attirer tout de suite la jalousie et l’envie et les colères.

Il m’a fallu quinze ans pour en venir là, moi qui vous parle, et, Dieu merci ! du côté des succès littéraires je n’ai plus rien à désirer. Mais aussi, à côté de ces tristes menées, votre fils a rencontré d’honorables sympathies, des amitiés fidèles, de ferventes et chaleureuses protections. Je voudrais vous le montrer déjà célèbre, déjà entouré d’une foule attentive : sa tragédie est un événement. On en parle beaucoup plus qu’on ne parle des plus gros drames applaudis du théâtre français. C’est une faveur très recherchée d’assister à la lecture de ces beaux vers et, en effet, c’est là véritablement le premier succès poétique. On retrouve dans ces vers un souvenir excellent de l’antiquité grecque et latine. Ce jeune homme est le maître de son vers ; il le domine de toute sa hauteur et lui fait dire tout ce qu’il veut dire et rien de plus. Je vous promets pour votre fils un succès calme, sérieux, complet, inusité. Sa tragédie peut ne pas réussir au théâtre, car personne ne peut rien prédire au milieu du tumulte et des caprices du parterre ; mais chacun peut dire à l’avance tout le succès que cette belle œuvre doit opérer à la lecture. Bref, votre fils a la vocation ; il a le feu intérieur, il a la chose intime et cette verve qui pousse les poètes. N’y comptez plus pour se battre avec les avocats du barreau de Vienne. N’y comptez plus pour mener la vie obscure de notre province. Je dis plus, hélas ! n’y comptez plus pour le bonheur intime de la famille, pour les douces joies du foyer domestique, mais pour le bruit qui se fait autour des intelligences avancées, pour l’éclat que donne la poésie, pour la fortune qui se trouve au théâtre, pour la renommée et même pour la gloire de votre nom, comptez-y.

Je ne sais. Monsieur, si ce que je vous dis peut être regardé pour une menace ou pour une promesse, si vous devez vous inquiéter ou vous réjouir. Hélas ! moi-même, je n’en sais rien, ou plutôt, quand je viens à me souvenir de nos beaux paysages, de notre vie facile, de notre pauvreté heureuse, de nos beaux jours des bords du Rhône, j’ai bien peur que votre fils ne soit un homme à plaindre à cause même des belles promesses de l’avenir. Du reste,