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III

Restait, pour le jeune poète, à tenter enfin une application de ces idées ainsi élaborées. Il s’y décida enfin, après avoir longuement hésité. Et ce fut une cause tout occasionnelle qui lui fournit le sujet de sa première tentative.

Dans la salle à manger de la maison de Ponsard, à Mont-Salomon, se trouvait, se trouve aujourd’hui encore un grand tableau représentant la chaste Lucrèce à l’instant même où elle enfonce le poignard dans son sein. De ses yeux coulent de grosses larmes et l’expression de sa figure décèle une résolution farouche. Pourquoi ce tableau chez un avoué ? Je ne sais. Peut-être un cadeau donné par un client, peut-être une « occasion » dénichée à Lyon, car le cadre est fort beau et s’adapte parfaitement à la place qu’il remplit. Mon père, en tout cas, avait eu le tableau sous les yeux depuis son enfance. Bien souvent cette dame, avec son poignard, avait traversé ses rêves. Le suicide étant tenu chez nous pour un affreux péché, on avait dit au petit François que cette Lucrèce avait commis un crime et avait été, en conséquence, condamnée à se tuer. Mais maintenant il connaissait, il savait par cœur le récit laissé par Tite-Live de la mort de Lucrèce. Et à force de considérer le tableau et de se représenter en imagination les scènes tragiques qu’évoquait cette mort, il songea que c’était là une belle matière pour une tragédie : mieux que toute autre, elle pouvait permettre au poète de faire revivre l’antiquité latine, et d’en traduire avec simplicité les sentimens héroïques ; de réaliser, en un mot, le programme exposé dans le petit article de la Revue de Vienne. Ainsi, pendant quatre longues années fut conçue, méditée, écrite, sans le moindre souci de succès, la tragédie de Lucrèce. Elle fut achevée dans l’automne de 1842.

La pièce faite, restait à la lancer dans le monde ; et certes ce n’était pas le bon M. Timon qui pouvait s’en charger. Ce n’était non plus le père de Ponsard, qui, au contraire, commençait à trouver que son fils ne plaidait pas assez ; qu’il se relâchait de son travail ; qu’il perdait son temps... Et comme il le pensait, le digne avoué le disait, n’étant pas homme à dissimuler ce qu’il avait sur le cœur.

Un jour que le sermon paternel avait été particulièrement