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sacrifice de la vie. Croit-on que pour faire accepter au jeune homme la nécessité de cet effort pénible sur lui-même, il suffise de lui proposer l’idée abstraite du devoir ? Celui qui parle à des jeunes gens ne s’adresse pas à de purs esprits ; il faut qu’il séduise leur imagination, qu’il fasse vibrer leur sensibilité, qu’il éveille en eux l’enthousiasme. La patrie est une personne ; on l’aime d’une tendresse passionnée qu’exalte le sentiment de ses grandeurs, qu’avive celui de ses souffrances. Le culte de la patrie, à la fois réel et mystique, s’adresse à l’homme tout entier, esprit et cœur, l’élève au-dessus de lui-même, l’arrache à l’égoïsme, développe en lui ces facultés de désintéressement et de dévouement qui le rendent à l’occasion capable de grandes choses, mais dont le défaut se fait sentir jusque dans l’accomplissement des besognes quotidiennes.

Une autre idée, qui bien loin d’être en contradiction avec le patriotisme, lui rendrait par son voisinage d’utiles services, c’est l’idée de la tolérance. Nous parlons beaucoup de la tolérance depuis cent ans ; apparemment cela nous dispense de l’appliquer. Si l’on veut mesurer combien de progrès il reste à faire à cette idée pour qu’elle passe dans nos mœurs, il suffit de jeter les yeux sur l’état actuel de notre société. Une formidable explosion de haine a soudain rompu les relations, ruiné les amitiés, bouleversé les familles elles-mêmes. Brusquement, nous nous sommes remis sous les yeux toutes les raisons que nous pouvions avoir de nous diviser : opposition des races, antagonisme des religions, tous ces agens de discorde qu’on croyait morts ont à nouveau témoigné de leur puissante vitalité. Castes, partis, confessions, se livrent une bataille furieuse. Nous nous hérissons dans un individualisme farouche. Nous n’admettons pas qu’un homme, s’il pense autrement que nous, puisse être un honnête homme. Nous manquons outrageusement de respect pour l’opinion d’autrui. Et l’éducation devant avoir pour effet de nous aider à nous supporter les uns les autres, c’est donc là un défaut d’éducation. L’Université peut, en ce sens, exercer l’action la plus profonde et la plus bienfaisante. Car si la haine, chez quelques-uns, est tout simplement la haine et vient de ce qu’ils sont haineux, chez la plupart, elle procède de l’ignorance. Dans un intérêt de parti, on ne cesse de nous répéter que la France date de cent ans, que tout ce qui précède une date fatidique, sur laquelle d’ailleurs on ne s’accorde pas, n’était qu’abomination, et que le devoir de la France moderne est donc de pourchasser et d’anéantir tout ce qui survit encore de l’ancienne France. Il appartient à l’Université de faire justice de ce mensonge.