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rentrons dans l’agitation banale et stérile de la vie de Paris ; et eux, les hommes enviables, ils s’en vont, tranquilles et sourians, prêcher une parole divine en face d’horizons sublimes, où ils trouveront sans doute un tombeau sous l’or éblouissant des sables.


Encore le plateau, l’immense plateau, parsemé de gros galets qui reluisent, noirs et tristes, sous l’éclatante lumière. Pas la moindre tache de verdure sur ces étendues sombres et sinistres ; seuls quelques chardons ont poussé çà et là, très clairsemés, et les chameaux tendent, en passant, le cou pour les atteindre.

A l’horizon, les mirages flamboient. Toujours de minces lignes transparentes, de grands étangs allongés sur les platitudes et de vains palmiers qui se regardent mélancoliquement dans des eaux irréelles.

Dans un vallon, deux chameaux nous contemplent avec leurs bons yeux tristes. Les rencontres d’êtres vivans sont toujours un peu troublantes au désert ; on se sent moins seul quand quelque chose rappelle la présence même lointaine de l’homme. Nos yeux interrogent les deux grandes bêtes, muettes et le cou tendu ; ils leur demandent d’où elles viennent, quels sont leurs maîtres, et ce qu’elles font là, solitaires, dans ces immensités. Mais elles ne nous répondent point ; leur petite curiosité d’êtres inintelligens satisfaite, elles se détournent et se remettent à brouter ; et, à mesure que nous avançons, elles s’éloignent et disparaissent.

Décidément, c’est le jour des rencontres. La nuit tombée, merveilleusement lumineuse, un cavalier tout blanc s’avance vers nous, dans la lumière d’opale. C’est un courrier du colonel Didier pour El-Goléa. On s’arrête un instant ; mes gens lui offrent le café, assis en rond, scène fantastique d’une féerie nocturne. Et quand il part, je le suis longtemps de l’œil, cet homme qui s’en va seul à travers les solitudes.

Dans la fatigue de la marche, d’étranges hallucinations s’emparent de nous. Depuis si longtemps que nous suivons le frugal régime des Arabes, dattes, couscoussou et eau tiède (les quelques bouteilles de vin que nous avions emportées d’El-Goléa ont été brisées hier dans la descente d’un ravin où nos bêtes se sont affolées), nous sommes tourmentés par des rêves de repas pantagruéliques ; un désir fou nous torture de manger de la viande, de la bonne viande savoureuse, bien rissolée, et ruisselante de