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la mélancolie de sentir que, là où on est allé, on ne retournera plus,


20 Octobre.

Désormais, chaque jour nous nous lèverons avant le soleil. Nous avons décidé de doubler les étapes ordinaires des caravanes ; et, au pas lent de nos montures, il nous faudra rester en selle dix à douze heures d’affilée.

Heureusement les départs sont plus faciles qu’il y a quelques jours ; la plupart de nos hommes sont retournés à Ouargla. Tout danger est passé, et nous n’avons plus avec nous que le Cheikh Ben-Bou-Djema, Abdallah, et deux Sokhrars. Moins il y a d’Arabes, plus vite va la besogne.

Oh ! cette vallée de l’Oued-Messeguen, que toute la matinée nous continuons de remonter ! A notre gauche, les dunes, le monstrueux moutonnement des montagnes de sable ; à droite, le rebord du plateau s’affaisse brusquement, comme s’il avait été coupé net ; le matin, dans l’ombre, il revêt toutes les teintes du gris et du bleu, teintes si légères, si tendres, si diaphanes qu’on croirait voir des morceaux du ciel ; seules les cassures, les roches saillantes s’enlèvent durement sur le fond pâle, gorge de pigeon, ou mauves d’un côté, violettes de l’autre, tandis que des coulées de sable, pailletées de micas aux mille feux, semblent des manteaux de cour brodés de pierreries. Entre les dunes et le plateau s’étale, modelé par le vent en vaguelettes, le fleuve blond des poussières, qui va se perdre dans les lointains. Pas d’arbres, pas de plantes, un grand silence, une immobilité figée sous l’éclatante lumière.


Il faut lui dire adieu pour toujours, à ce troublant oued, qui s’en va, on ne sait où, dans le Grand Désert. Nous gravissons sur les éboulis les pentes du plateau ; la vallée disparaît dans la profonde déclivité, et devant nous s’étend à perte de vue le tableau familier de la plaine pierreuse, parsemée de galets et de chardons bleuâtres.

Seulement, pendant plusieurs heures, derrière nous, au delà de l’Oued-Messeguon dissimulé par la rectitude du terrain, l’horizon semble tout d’or ; c’est la mer des dunes, les grandes vagues qui s’en vont l’une derrière l’autre, durant des centaines de kilomètres, jusqu’au Touât.